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b. Le crime de Reims
Le choix même des termes du titre est ici extrêmement important. En effet, je n’utilise pas le terme de sacrilège152, de martyre, de calvaire, d’holocauste153, de passion154, mais le terme de crime qui a une valeur juridique. Pour qu’il y ait crime, il faut une loi qui le définisse, un accusé, mais aussi un mobile. Les lois bafouées : les chiffons de papier Il convient de rappeler que notre propos n’est pas ici de parler du crime que constitue le bombardement de la ville de Reims155. Cependant, il est bon de noter que la reprise de la ville et son occupation, par les troupes françaises, font perdre à Reims son statut de ville ouverte pour passer à celui de ville de siège. Un officier allemand le rappelle d’ailleurs, dans une déposition du 14 avril 1915 : " A partir du 12 septembre la ville de Reims se trouva sur le front de combat des Français. Elle n’était pas ville ouverte, mais bien place forte française. Les abords de la ville faisaient partie de la ligne de combat ennemi. "156 Dès la seconde moitié du XIXe siècle, le désir d’aboutir à des règles définissant une " guerre civilisée ", amène les différents états à se réunir lors de plusieurs conférences : Paris (1856), St-Pétersbourg (1868), Bruxelles (1874) et La Haye (1907). La Convention de la Haye de 1907, ratifiée par 35 pays, dont la France (07/10/1910) et l’Allemagne (27/11/1909) avait pour but de définir des lois de guerre. Après la négation de la neutralité belge par l’Allemagne, les Alliés vont considérer qu’ils font une guerre de droit contre l’Allemagne. L’article 27 concerne les guerres de siège et s’applique expressément au cas de Reims.
Article 27 de la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. La Haye, 18 octobre 1907.

" Dans les sièges et bombardements, toutes les mesures doivent être prises pour épargner autant que possible, les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et les lieux de rassemblement de malades et de blessés, à condition qu’ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire.
Le devoir des assiégés est de désigner ces édifices ou lieux de rassemblement par des signes visibles spéciaux qui seront notifiés d’avance à l’assiégeant. "157

En bombardant la Cathédrale de Reims, l’armée allemande se rend donc coupable, conformément à l’article 27, de crime de guerre. Deux moyens de défense sont alors possibles : affirmer qu’il n’y a pas eu intention de détruire la Cathédrale ou que les forces françaises ont utilisé l’édifice à des fins militaires.
Une carte postale suisse158 de C. Sautier, intitulée " La force prime le droit ", représente l’aigle impérial tenant dans ses serres une épée ensanglantée et une torche enflammée. Les villes de Reims et de Louvain ont été associées dans cette composition. La légende est particulièrement significative : " Du Baron Marshall Biberstein, délégué allemand à la conférence de la Paix à La Haye en 1907 : …. La conscience, le bon sens et le sentiment du devoir imposé à l’humanité seront les guides les plus sûrs. – Nos officiers, je le dis hautement, rempliront toujours de la manière la plus stricte les devoirs qui découlent de la loi non écrite de l’humanité et de la civilisation !!!! " Cette carte postale accuse explicitement l’Allemagne de violations de la Convention de la Haye pour l’incendie de Louvain et le bombardement de Reims.

Il convient aussi de rappeler que c’est sous ordre allemand, renouvelé ensuite par l’autorité française, que la Cathédrale de Reims est devenue une ambulance, c’est à dire un hôpital provisoire. De par ce statut, le monument devient soumis aux règles définies par la Convention de Genève de 1864.

Article 1 de la Convention de Genève du 22 août 1864 pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne.

" Les ambulances et les hôpitaux militaires seront reconnus neutres, et, comme tels, protégés et respectés par les belligérants, aussi longtemps qu’il s’y trouvera des malades ou des blessés.
La neutralité cesserait si ces ambulances ou ces hôpitaux étaient gardés par une force militaire. "159

Sur 294 documents répertoriés, seulement 16 d’entre eux représentent distinctement l’emblème de la Croix-Rouge, la plupart du temps d’ailleurs, un drapeau sur chacune des tours.160
La réaction française est alors aussi de considérer le traité de Francfort (signé par la France après sa défaite de 1870) comme caduc. D’ailleurs le document n°50161 ne représente-t-il pas Guillaume II, attaché à un poteau planté sur un tas de crânes avant comme seul vêtement un bout de papier, sur lequel l’auteur, Réno, a inscrit : " Traité de Francfort ". Préméditation ?

Il paraît peu probable que l’incendie de la Cathédrale de Reims fut réellement prémédité par l’autorité allemande. Cependant, la rumeur va reprendre cette idée et l’amplifier. Ce thème est d’ailleurs récupéré par les deux cartes postales de Piflou162, intitulées " Ils complotent sa destruction " " Ils contemplent leur œuvre ". Le message est clair : C’est pendant l’occupation de Reims que les Allemands auraient planifié la destruction de la Cathédrale.

Persuadé que les Allemands ont prémédité la destruction de la Cathédrale et de la ville de Reims, la moindre parole et le moindre écrit antérieur à l’événement sont alors rappelés. L’abbé Landrieux nous donne quelques exemples rapportés d’ici de là, tout en insistant sur le fait qu’il convient de relativiser leur importance :

" … huit ou dix jours avant l’événement… on a vu, aux mains de plusieurs (soldats prussiens), des cartes postales représentant déjà la catastrophe, la Cathédrale en feu… "163 ou encore Deux officiers ont dit, dans un café de la rue Saint-Jacques : " Si nous sommes obligés de reculer et d’évacuer Reims, nous détruirons la Cathédrale ! "164 D’ailleurs ce thème de la préméditation peut être associé aux bidons de pétrole soi-disant découverts dans les combles de la Cathédrale.165 L’accusé Le tir dirigé sur la Cathédrale provenait des batteries de la 7e armée du général Josias Von Heeringen166. Cependant le responsable désigné par tous est le Kaiser Guillaume II. Cette décision de bombarder la cathédrale n’a pu être prise que par le chef de l’armée allemande.

Cette idée est exprimée par Demar-Latour. Malgré son ampleur, je crois qu’il faut citer ce passage in extenso, reflet de la pensée française :

" (Ce monstrueux vandalisme) nous ne savons quel général d’armée a pu l’ordonner ; mais ce que nous savons bien, c’est qu’aucun chef n’eût pris sur lui de le consommer sans un ordre supérieur.
C’est donc le kaiser lui-même, qui est responsable de ce crime, qui porte atteinte au droit des gens.
Mais, ne nous y trompons pas : le kaiser n’est pas le seul coupable. Son conseil, son Etat-Major, tous ceux qui ont prêté la main au forfait le sont avec lui, et aussi le peuple allemand, qui s’est réjoui à la pensée qu’on supprimait, pour lui, une " concurrence artistique ", comme il se réjouit de voir disparaître " une concurrence commerciale ", quand ses armées, par ordre, incendient et détruisent nos usines. "167
Il n’est donc pas étonnant alors que la figure de Guillaume II soit omniprésente dans les documents iconographiques. Sur 229 documents inventoriés, 90 le représentent directement. Le coupable Dans le système de propagande il n’y a que peu de différence entre la mise en accusation et les preuves sur la culpabilité.
Toute action menée contre des militaires appartient aux lois et coutumes de la guerre. Cependant, pour le cas de la Cathédrale de Reims, l’accent est mis sur le fait qu’il s’agit d’une atteinte contre des civils. Le soldat allemand n’est donc plus assimilé à un militaire, mais il devient un bandit de droit commun. Leur chef, l’empereur Guillaume II, est alors assimilé à Bonnot. Cette comparaison avec la " bande à Bonnot ", groupe associant une idéologie anarchiste à des crimes de droit commun s’explique par l’atmosphère de terreur qu’ils firent régner en France entre 1911 et 1913. Le qualificatif de bandit, se retrouve dans de nombreux documents.168
Dans le document intitulé " L’Impériail Bandit "169, la tenue traditionnelle de l’Empereur est tronquée par une tenue de matelot. Il tient dans ses mains un petit revolver et un poignard, attributs du tueur à gages.
Autre insulte engagée à l’encontre de la soldatesque allemande est le terme d'apaches. Ce terme est utilisé dans la carte postale170 dans laquelle on voit l’Empereur placarder une affiche sur où est inscrit : " Berlin, le 20 septembre 1914
Reims est en flammes.
L’autorité militaire demande 50000 Apaches capables d’accomplir pendant la guerre les pires forfaits. Butin assuré.
Approuvé : Guillaume II "
  Le mobile
Le bombardement de Reims est ressenti par nombre de Rémois comme une vengeance consécutive à la défaite de l’armée allemande. Paul Hess note d’ailleurs : " Reims, après avoir été déjà martyrisée toute la semaine, le fut atrocement, de la manière la plus impitoyable, la plus sauvage, ce samedi par les Allemands rendus furieux après l’échec de leur marche sur Paris. "171 C’est donc la retraite allemande, successive à la Bataille de la Marne, qui aurait amené l’autorité allemande à décider de représailles contre Reims. La Cathédrale de Reims aurait alors été visée pour des raisons autres que militaires.

Il apparaît évident pour la population française que l’incendie de Reims, et aussi de la Cathédrale Notre-Dame, n’a pour but que de couvrir les pillages qui y ont été perpétrés. Le célèbre médiéviste Joseph Bédier (1864-1938) écrit en 1915 un ouvrage intitulé : " Les crimes allemands d’après les témoignages allemands ". Dans ce livre, il étudie, de la même manière les textes médiévaux que les lettres retrouvées sur les prisonniers ou sur les cadavres allemands. Outre le fait qu’il tente de prouver la véracité des crimes allemands, il écrit à propos des pillages :

" Mais, comme, selon la pratique constante des armées allemandes, le pillage n’est que le prélude à l’incendie… "172 En inversant ce raisonnement, l’incendie de Reims ne serait que le résultat immédiat du pillage de la ville ; une manière de dissimuler les preuves.
Dans de nombreux documents iconographiques, l’incendie de la Cathédrale de Reims va être associé à des scènes de pillage.
Le premier produit pillé à Reims aurait été le champagne, d’où la création ou l’utilisation par l’artiste Bognard du terme Vitikultur.173

Voici un des faits que le témoignage écrit contredit, mais que l’imaginaire va accentuer. En effet, peu de texte atteste du fait que les Allemands auraient pillé les caves de champagne et se seraient ensuite enivrés.

Albert Chatelle ajoute d’ailleurs :

On vit parfois des officiers " acheter " du champagne et s’excuser de le payer en or allemand. D’autres en emportaient gaillardement quelques bouteilles, disant d’un air guilleret : " C’est la guerre… "174 Ce thème de l’ivrognerie est complété par des jeux de mots. Celui-ci est extrait d’une carte postale intitulée " Le Retour de Von Kluck " : Refoulé sur la Champagne et craignant de ne pouvoir nous l’annexer, nous vidâmes toutes les bouteilles. Puis j’appelai mon Chef d’Etat-Major et je lui dis : " Réunis mon armée et Lizy mon ordre du jour " :  
" Pour terminer la fête, puisqu’on se Reims si bien la dalle
" Nous ne pouvons mieux faire que de bombarder leur cathédrale ".
Cependant le thème du pillage va être le plus souvent représenté par un assemblage d’objets hétéroclites : " Ils volent à qui mieux mieux, ils volent n’importe quoi… "175 On peut noter une mention particulière pour les objets d’horlogerie. La carte postale n°33 représente un titanesque allemand mettant le feu à la Cathédrale. Il s’exclame : " C’est plus lourd qu’une pendule, mettons-y le feu. " Ce document reprend aussi l’idée communément admise que n’ayant pu conserver le territoire de Reims, les Allemands ont préféré le détruire.


152 LALO (P.), Le martyre de Reims.
153 AVRIL (R. d’), L’Holocauste de Reims.
154 DRUART (R.), La Passion de Reims.
155 Pour cette question spécifique, je renvois le lecteur à l’ouvrage suivant : COCHET (F.), Rémois en guerre 1914-1918 : l’héroïsation au quotidien.
156 A.D.R., Carton 7J 157
157 Extrait du Droit international humanitaire, cd-rom du Comité International de la Croix-Rouge.
158 I.F. : n°179.
159 Extrait du Droit international humanitaire, cd-rom du Comité International de la Croix-Rouge.
160 Voir l’archétype de Gustave Fraipont.
161 I.F. : n°50.
162 I.F. : n°34 et son pendant. Cette deuxième carte postale, issue de la collection de M. Procureur n’a pas été, inventoriée car elle ne répondait pas à la thématique de ce mémoire. Je la présente ici uniquement à tire indicatif.
163 LANDRIEUX (Mgr M.), La Cathédrale de Reims, un crime allemand, p 69.
164 LANDRIEUX (Mgr M.), La Cathédrale de Reims, un crime allemand, p 70.
165 Voir dans le chapitre 1, les raisons avancées de la propagation de l’incendie. Les bidons de pétrole sont représentés dans de nombreux documents, mais on ne sait s’ils font référence à cette rumeur ou si il s’agit de l’emblème de l’incendiaire.
166 LANDRIEUX (Mgr M.), La Cathédrale de Reims, un crime allemand, p 48.
167 DEMAR-LATOUR (A.), Ce qu’ils ont détruit. La Cathédrale de Reims, p 52.
168 I.F.  : n°5, 6, 56, 177.
169 I.F. : n°56.
170 I.F. : n°205.
171 HESS (P.), La vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918, p 128.
172 BEDIER (J.), Les crimes allemands d’après les témoignages allemands, p 22.
173 Titre d’une lithographie de BOGNARD citée dans DRUART (R.), L’iconographie rémoise de la guerre, p 328.
174 CHATELLE (A.), Reims ville des sacres, notes diplomatiques secrètes et récits inédits (1914-1918), p 69.
175 BEDIER (J.), Les crimes allemands d’après les témoignages allemands, p 23.

 
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