c. Les réactions allemandes
Les Allemands vont minimiser les dégâts causés117
et contester leurs responsabilités dans l’incendie de la Cathédrale
de Reims par la présence d’un poste d’observation dans les tours
du monument et l’établissement de batteries dans son voisinage immédiat.
Le communiqué officiel
allemand du 23 septembre
Pour répondre au communiqué français, le gouvernement
allemand émit la dépêche suivante :
" On mande au grand quartier général, en date du 21
septembre au soir, que le gouvernement français prétend que
le bombardement de la cathédrale de Reims n’était pas une
nécessité militaire. Contrairement à cette assertion,
il convient d’établir ce qui suit : les Français ont au moyen
de forts retranchements, fait de la ville de Reims le principal point d’appui
de leur défense. Ils nous ont forcés eux-mêmes à
attaquer la ville par tous les moyens nécessaires. Sur l’ordre du
commandant supérieur de l’armée allemande la cathédrale
devait être épargnée tant que l’ennemi ne l’utiliserait
pas à son profit.
Depuis le 20 septembre, la cathédrale avait un drapeau blanc
que nous avions remarqué. Toutefois nous avions constaté
qu’il y avait sur la tour un poste d’observation grâce auquel s’explique
l’efficacité de l’artillerie ennemie sur notre infanterie. Nous
avons été obligés de supprimer ce poste au moyen de
shrapnells lancés par notre artillerie de campagne. L’artillerie
lourde n’est pas encore entrée en action à l’heure actuelle,
et le feu de nos canons fut arrêté lorsque le poste eut été
détruit.
Ainsi que nous avons pu l’observer, les tours et l’extérieur
de la cathédrale sont indemnes. La toiture fut brûlée.
Nos troupes n’ont agi que dans la mesure où elles devaient agir
de toute nécessité. La responsabilité retombe sur
l’ennemi qui a tenté d’abuser du vénérable édifice
en le protégeant au moyen du drapeau blanc. "118
Les réponses allemandes
à la polémique
Certains officiers allemands vont répondre aux accusations avec
morgue. On ne sait quelle place ces propos hautains ont tenu dans la presse
allemande, toujours est-il qu’ils vont être âprement cités
par les journaux français.
Le conservateur de la bibliothèque de Bavière, le docteur
Pfeiffer ajoute d’ailleurs :
" Cet admirable monument de Reims… a été négligé,
endommagé d’une manière incroyable par l’incurie absolue
et l’inintelligence des autorités françaises… Il ne faut
pas être prophète pour prévoir que la réparation
des dégâts causés par le bombardement sera l’occasion
d’un renouvellement complet de la Cathédrale qui lui permettra de
paraître dans sa splendeur première et effacera les traces
de l’incurie de ses gardiens français. "119
Une fois le conflit terminé, l’Allemagne victorieuse restaurera
dans sa pureté originelle, la Cathédrale Notre-Dame. Ce mépris
va être stigmatisé par un caricaturiste hollandais, Albert
Hahn, dans une composition intitulée "Style monumental XXe
siècle"120. La Cathédrale
est entièrement constituée en canons et en obus. Les rosaces
sont des gueules de canons et les pinacles ont été remplacés
par des baïonnettes et des épées.
Le moindre texte allemand va ainsi recevoir en France plus d’échos
qu’il n’en a eu probablement dans son propre pays, déchaînant
ainsi les passions.
Le soutien des intellectuels allemands
: Le Manifeste des 93.121
A l’opprobre des intellectuels français, mais aussi suisses, italiens,
américains… les intellectuels allemands répondent dans leur
" Appel des intellectuels allemands " daté du 3 octobre 1914, publié
le 4 dans les journaux allemands et à partir du 10 dans divers quotidiens
français. Ce manifeste a été adressé aux plus
éminentes personnalités littéraires, scientifiques
ou artistiques ainsi qu’aux journaux du monde entier.
"…si, dans cette guerre terrible, des œuvres d’art ont été
détruites ou l’étaient un jour, voilà ce que tout
Allemand déplorera certainement. Tout en contestant d’être
inférieurs à aucune nation dans notre amour de l’art, nous
refusons énergiquement d’acheter la conservation d’une œuvre d’art
au prix de la défaite de nos armes ".122
La liste des signataires comprend 93 noms de représentants de la
science et de l’art allemands, parmi lesquels figurent les peintres Max
Klinger (n°43), Max Liebermann (n°40), Hans Thomas (n°79) et
le compositeur Siegfried Wagner (n°84).123
Bien qu’il ne fasse pas explicitement référence à
l’incendie de la Cathédrale de Reims, le Manifeste affirme qu’aucune
œuvre d’art n’est plus précieuse que la victoire.
Outre la négation des crimes de guerre, imputés à
l’armée allemande, ce manifeste va être perçu comme
un soutien inconditionnel des intellectuels allemands à l’armée.
Les signataires deviennent ainsi des complices, et toute la Kultur allemande
est alors violemment attaquée. Les correspondants, étudiants
et professeurs, sont exclus des universités et académies
françaises.
Ce texte sera suivi d’autres protestations : celles des " Universités
", des " Professeurs des Ecoles supérieures ", des " Chrétiens
protestants d’Allemagne aux chrétiens protestants de l’étranger
"124. Tout comme en France, l’élite
intellectuelle allemande se solidarise avec la nation. C’est " l’Union
Sacrée " autour du gouvernement impérial (Burgfriede).
Ce soutien inconditionnel de l’intelligentsia allemande peut-être
résumé par le terme " Kultur Krupp " illustré par
Robida. Cette estampe représente l’aigle impérial allemand
plantant sur la Cathédrale en feu un étendard sur lequel
est inscrit " Kultur Krupp "125.
Ce n’est plus seulement le militarisme prussien qui sera attaqué,
mais la culture allemande dans son ensemble.
Je laisse Patrice Neau expliquer les répercussions de ce système
de propagande allemande :
" (Ces valeurs) vont accentuer l’isolement de l’Allemagne. La guerre
devient alors un combat entre le despotisme asiatique de la Russie tsariste
et la démocratie matérialiste de la France et de la Grande-Bretagne
d’un côté, et l’Allemagne de l’autre qui incarne et défend
seule contre tous, les véritables valeurs de la culture. En plaçant
les enjeux si hauts, en faisant de cette guerre un affrontement entre les
grands principes civilisateurs, l’Allemagne s’engage dans une voie qui
ne peut conduire qu’au refus de tout compromis : de l’issue de cette guerre
dépendent l’existence et l’avenir du peuple allemand dans sa spécificité.
"126
Afin de conclure sur l’argumentation allemande, dans les causes de l’incendie,
la thèse de l’accident n’a jamais été avancée.
Pourtant cette idée a été mise en avant par Henri
Warnier dans sa préface :
" Mieux inspirés, ils auraient pu, par un léger sacrifice
d’amour-propre militaire, mettre l’accident sur le compte d’erreurs de
pointage de la part de leurs artilleurs, puisque dans cette journée
du 19 septembre 1914, ils avaient manifestement en vue l’anéantissement
du quartier de l’industrie textile, voisin de l’édifice. "127
Mais une telle démarche aurait conduit l’autorité allemande
à accuser son armée d’un manque de précision : attitude
qui aurait jeté le discrédit sur toute l’armée allemande.
De même, l’idée d’imputer le bombardement à un soldat
trop zélé ou d’utiliser un militaire comme bouc émissaire,
n’a pas fait partie de la propagande officielle allemande.
117 Cf. : Le rapport
Clemen. Ce choix argumentaire est l’opposé de celui adopté
par la France. Ce dernier a en effet tendance à aggraver les dégâts
causés.
118 VINDEX, La
Basilique dévastée : destruction de la Cathédrale
de Reims, p 28 et 29.
119 LANDRIEUX
(Mgr M.), La Cathédrale de Reims, un crime allemand, p 95.
120 DRUART (R.),
L’iconographie
rémoise de la guerre, p 320 et 321 : B.M.R. 39-114.
121 Annexe p 132.
122 COUTIN (C.),
Jean-Louis
Forain et la guerre de 1914-1918, p 24.
123 COUTIN (C.),
Jean-Louis
Forain et la guerre de 1914-1918, p 24.
124 LANDRIEUX
(Mgr M.), La Cathédrale de Reims, un crime allemand, p 82
et 83.
125 I.F.
: n°220.
126 NEAU (P.),
L’Empire
allemand, p 112.
127 WARNIER (A.),
Sous
le canon des barbares, préface.