b. Les évènements
Il semble extrêmement difficile de reconstituer cette journée
du 19 septembre, tant les témoignages, chargés d’émotions,
apparaissent souvent confus et tant la propagande a déformé
cet évènement.
L’embrasement et la chute de l’échafaudage
Durant cette journée, ce sont vraisemblablement les batteries allemandes
installées au Fort de Berru qui vont ouvrir le feu sur la Cathédrale.48
Dès 7 heures du matin, selon le témoignage d’Henri Jadart49,
les bombardements reprennent. C’est au tout début de la messe de
8 heures, qui avait lieu comme d’habitude mais avec seulement un fidèle
présent, que l’abbé Landrieux signale quant à lui
les premiers obus. Il ajoute d’ailleurs que ces tirs étaient dirigés
" en plein sur la Cathédrale "50.
A 15 heures environ, un obus traverse l’échafaudage de 13 étages,
en bois de pins, qui ceinturait la tour nord51.
L’obus explose dans cet assemblage de bois, vraisemblablement à
mi-hauteur52, sur le côté
de la rue du Trésor53 et
y met le feu. L’abbé Thinot et Landrieux tentèrent alors
d’arracher les lourds madriers, mais sans y parvenir. Probablement sous
l’effet de la chaleur, la moitié de la Grande Rose éclate.
Des flammèches communiquent alors l’incendie aux lits de paille,
l’intérieur de l’édifice se trouve ainsi atteint par les
flammes.
A 15h50, l’échafaudage s’effondre sur le parvis enveloppant par
sa fumée toute la façade de la Cathédrale.54
La Cathédrale en
flammes
Vers 15h30, la toiture prend feu. Est-ce un nouveau foyer ou est-ce l’échafaudage
qui a communiqué l’incendie aux combles ? J’essayerai de répondre
à cette question polémique après. Cependant au même
moment, les artilleurs allemands s’étant aperçus que la cathédrale
brûlait, cessèrent le bombardement.55
Toutefois, l’abbé Landrieux note que juste avant la chute de
l’échafaudage (c’est à dire vers 15h50) " les voûtes
tremblent encore sous les obus "56.
Le bombardement a-t-il continué malgré l’embrasement de l’échafaudage
? Ces nouveaux obus auraient-ils pu déclencher un deuxième
foyer d’incendie sur la toiture comme le soutient l’abbé Landrieux
?
Pendant ce temps, le clergé, les abbés Landrieux, Thinot
et Andrieux ainsi que quelques ouvriers, tentèrent de mettre à
l’abri les objets sacrés : " les ciboires consacrés, les
lourdes chapes des sacres, les reliquaires et le trésor "57
de la Cathédrale.
Les feuilles de plomb, qui recouvraient la toiture et représentaient
une masse de 400 tonnes58, furent
mises en ébullition et une fine pluie de plomb fondu tomba à
l’intérieur de la Cathédrale. Des "ruisseaux"59
de plomb coulèrent alors sous les voûtes et par les gargouilles.
Il est d’ailleurs à noter que cette fusion provoqua l’émission
d’une fumée jaune d’or.60
L’incendie se poursuit ainsi :
" 16h50 : …une flamme immense fait une trouée dans le toit
de la grande nef et, bientôt après, la charpente n’est plus
qu’un immense foyer dont le vent pousse la fumée vers Saint-Rémi.
Le feu atteint le carillon… "61
" 17h30 : la toiture achève de se consumer ; on aperçoit,
à travers les vitraux de la grande nef, des lueurs rouges faisant
supposer qu’à l’intérieur tout brûle. "62
" 20 heures, l’incendie de la charpente a cessé ; seul le plomb
continue de se consumer… "63
Le soir même, un officier aviateur français, le commandant
Capitrel, survola du Nord au Sud la Cathédrale, à près
de 2000 mètres d’altitude. Dans son témoignage recueilli
par l’abbé Landrieux, il ajoute que la Cathédrale formait
une " énorme croix ardente ".64
L’évacuation laborieuse
des blessés
Asphyxiés, les blessés allemands tentent de sortir par le
portail nord, mais ils sont arrêtés par sept ou huit territoriaux
et une foule, d’environ 300 personnes, ivres de vengeance. Les abbés
Landrieux, Thinot et Andrieux65
tentèrent alors de protéger les prisonniers et d’expliquer
qu’il fallait les laisser sortir. Toutefois, il faudra l’intervention d’un
capitaine de dragons66 afin que
les factionnaires les laissent sortir et que l’on empêche la foule
de les lyncher.
Le " Rapport sur le bombardement de la cathédrale "67
laisse entendre que des blessés allemands auraient été
massacrés en tentant de fuir par les cours de l’Archevêché.
Le principal témoignage concernant ces faits est celui de l’aumônier
militaire Prullage68. Il témoigne
ainsi :
"Le civil découvrit alors sous une grande table de bureau une
douzaine de blessés, qui y avait cherché un refuge et s’y
tenaient blottis ; il les montra au factionnaire placé devant la
fenêtre, et celui-ci tira dans le tas dix ou douze coups absolument
au hasard. Les cris et les gémissements des malheureux ainsi massacrés
remplissaient la salle."69
Ce fait signalé seulement par les témoignages allemands est
corroboré, bien après en 1951 par Albert Chatelle. Il résume
ainsi cet épisode :
"Un certain nombre de blessés purent s’échapper avec
l’aumônier allemand par la cour de l’ancien archevêché
et les chantiers de sculpture. Les survivants ont déclaré
que l’on avait tiré, à ce moment, quelques salves de coups
de fusil contre eux et que plusieurs de leurs camarades avaient été
tués de cette façon. D’après les témoignages,
ce fait semble exact et s’explique par la panique qui régnait alors."70
L’abbé Landrieux pour sa part rejette ses faits mais signale que
n’ayant pu assister à la scène, il ne peut apporter un "
témoignage direct et personnel. "71
Son argumentation repose ainsi :
"Est-il vraisemblable qu’une scène pareille dont la foule non
seulement aurait été témoin, mais où elle aurait
eu un rôle actif, ait pu se passer sans que nous l’ayons appris,
nous autres, dès le lendemain, sans que la Ville l’ait su, sans
que l’opinion s’en soit émue, sans que les traces subsistent, sans
que les cadavres en témoignent ?"72
Albert Chatelle est semble-t-il le seul auteur français qui témoigne
en faveur de ce thème du massacre des prisonniers (auteur qui a
participé à l’héroïsation des Rémois)73.
Cependant il ne cite pas d’autre source que les témoignages publiés
par la propagande allemande. Le doute reste dans cette affaire. Cependant
ce qui est certain, c’est que les corps de 10 blessés allemands
furent découverts " dans les chantiers sous les décombres
des hangars incendiés "74.
Sur 14 personnes mortes le 19 septembre, 10 furent retrouvées dans
la cour de l’ancien Archevêché, alors même que ceux
qui pouvaient emprunter cette sortie étaient les plus valides des
blessés.
Le détail des couleurs spécifiques à l’incendie
n’a pas été repris dans les divers documents iconographiques
autres que les pastels de Sénéchal75.
En effet, seuls les témoins directs de l’incendie ont été
frappés par ce phénomène. Un témoignage cité
par M. Cochet nous rappelle ce contraste saisissant des couleurs de l’incendie
:
" Et y avait une fumée, oh ! du bleu, du jaune, du rouge. C’était
le plomb de la toiture. "76
La fusion du plomb de la toiture recouvert de cuivre ou même celle
du bronze des cloches a dû créer cette curieuse alchimie de
couleurs.
Le lendemain dimanche 20 septembre, les Rémois purent constater
l’étendue des dégâts. Les Allemands ne bombardèrent
pas le centre de la ville ; seuls, les faubourgs de Laon et Cérès
reçurent des obus. Cependant cette accalmie ne fut que de courte
durée et dès le 24 septembre 1914, la Cathédrale reçoit
encore des projectiles, comme le note d’ailleurs Paul Hess.
" L’après-midi, par un temps splendide, nous pouvons assister
tristement, en spectateurs cette fois, à une séance de bombardement
de Reims, d’un champ situé en face du cimetière… Le premier
obus que nous avons vu éclater est tombé sur la voûte
de la cathédrale. "77
48 LANDRIEUX (Mgr
M.), La Cathédrale de Reims ; un crime allemand, p 3.
49 JADART (H.),
Journal
d’un Rémois, du 3 Septembre au 6 Octobre 1914, p 31.
50 LANDRIEUX (Mgr
Maurice), La Cathédrale de Reims ; un crime allemand, p 38.
51 L’échafaudage
installé, depuis mai 1913, aurait dû être enlevé
en juillet 1914.
52 Voir le pastel
n°1 d’Adrien Sénéchal. I.F. : n°285.
53 PELLUS (D.),
Reims
et son histoire illustrée (1900-1939), p 39.
54 I.F. : n°286.
55 CHATELLE (A.),
Reims
ville des sacres, p 94. L’arrêt des bombardements est maintes
fois contesté par les textes français, cependant comment
imaginer qu’une foule se soit amassée aux alentours de la Cathédrale
alors que le bombardement se poursuivait.
56 LANDRIEUX (Mgr
M.), La Cathédrale de Reims ; un crime allemand, p 44.
57 CHATELLE (A.),
Reims
ville des sacres, p 94. Le trésor comprenait entre autres, le
calice de Saint Rémi, le reliquaire de la Sainte Epine, le vaisseau
de Sainte Ursule, la Sainte Ampoule…
58 CHATELLE (A.),
Reims
ville des sacres, p 94.
59 CHATELLE (A.),
Reims
ville des sacres, p 94.
60 Ce détail
est d’ailleurs reproduit sur le pastel d’Adrien Sénéchal,
intitulé « Fusion des plombs de la toiture de la nef, vers
15h30 », et complété par son témoignage.
61 Témoignage
de l’abbé Aubert extrait de CHATELLE (A.), Reims ville des sacres,
p 94.
62 Témoignage
de l’abbé Aubert extrait de CHATELLE (A.), Reims ville des sacres,
p 94.
63 I.F. :
n°289.
64 LANDRIEUX (Mgr
M.), La Cathédrale de Reims ; un crime allemand, p 61.
65 CHATELLE (A.),
Reims
ville des sacres, p 98.
66 ANDRIEUX, Comment
j’ai vu brûler la Cathédrale de Reims, p 20 (il convient
de faire remarquer que cette intervention providentielle n’est pas signalée
dans l’ouvrage d’Albert Chatelle).
67 Die Beschiessung
der Kathedrale von Reims.
68 Annexe 3.
69 Traduction du
témoignage de l’abbé Prülage, A.D.R., Carton 7J 157.
70 CHATELLE (A.),
Reims
ville des sacres, p 100.
71 LANDRIEUX (Mgr
M.), La Cathédrale de Reims ; un crime allemand, p 57.
72 LANDRIEUX (Mgr
M.), La Cathédrale de Reims ; un crime allemand, p 55.
73 COCHET (F.),
1914-1918,
Rémois en guerre, l’héroïsation au quotidien.
74 Témoignage
manuscrit de l’abbé Landrieux, A.D.R., Carton 7J 157.
75 I.F. :
n°286.
76 COCHET (F.),
«
Rémois en guerre » (1914-1918). Parole de témoins et
sources écrites, p 233.
77 HESS (P.), La
vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918, p 132.