Rapport Whitney Warren
Institut de France
Académie des Beaux-Arts
L'Agonie de Reims
Rapport de M. Whitney Warren
Membre de l’institut
Lu dans la séance du 6 janvier 1917
Messieurs,
J’arrive de Reims, où j’ai
passé deux jours à examiner la cathédrale et à
la visiter en détail, ainsi que le reste de la ville ; j’ai interviewé
les habitants et consulté les documents relatifs au bombardement,
afin de compléter mon rapport du 25 septembre 1914
La statistique montre que, depuis
lors, 39000 obus sont tombés sur la ville, sans compter ceux qui
sont perdus dans les quartiers déserts et évacués
; au total, on peut estimer le nombre des obus à 60000 au moins
; 545 civils ont été tués, dont 86 enfants et 192
femmes ; les blessés sont au nombre de 642.
Chaque fois que les Français
obtiennent un succès, quelque part, l’ennemi se venge sur l’otage
que représente Reims : ceci sans crainte qu’on lui riposte, car
toute riposte serait un prétexte pour un anéantissement général.
Après la reprise de Douaumont,
à la suite du bombardement effectué en l’honneur de cet événement,
1260 obus furent relevés et il faut bien en compter 2000, si l’on
additionne ceux qui forcément, n’ont pu être dénombrés.
A cette occasion, la cathédrale reçut pour sa part 3 obus
de 150 sans énumérer ceux qui sont tombés sur les
voûtes et qui ont échappé à la vérification..
Le 12 juillet, un obus de 210 perça
les voûtes du transept sud ; autrement, comme je l’ai déjà
constaté, la carcasse de la cathédrale, construite avec la
solidité d’une forteresse, a noblement résisté, mais
les trois hivers qui se sont écoulés, depuis l’incendie du
toit, ont eu beau jeu pour tout abîmer, étant donné
que les voûtes sont sans protection. L’eau s’est accumulée
derrière le haut parapet qui couronne le monument et elle pénètre
tout autour de la cathédrale, comme à travers un crible.
Combien de temps les voûtes résisteront-elles ? C’est un problème.
Il est de toute nécessité de les garantir avec du ciment,
ou avec un toit provisoire en papier, mais les autorités militaires
se refusent à cette tentative, parce que si les aéroplanes
ennemis constataient ces travaux, ils braqueraient leurs canons sur la
cathédrale ; ainsi, le plus parfait monument de l’art médiéval
français se trouve dans la plus fâcheuse posture, et dans
l’alternative d’être détruit soit par les éléments,
soit par l’ennemi ; si le moindre effort est fait pour sauver ses ruines.
L’Allemand peut se vanter devant le monde d’avoir abîmé un
des plus merveilleux édifices que l’homme ait élevés
à la gloire de Dieu.
On a dit que la cathédrale
avait été utilisée comme observatoire. Mgr le cardinal
Luçon, évêque de Reims qui a bien voulu m’accorder
deux longues entrevues, et qui a vécu dans l’ombre de la cathédrale
depuis son retour du conclave de Rome, en septembre 1914, le cardinal Luçon,
dis-je, fait serment, sur l’honneur, qu’aucun observatoire d’aucune sorte
n’a existé depuis la suppression d’un poste sans fil, bien avant
l’arrivée des Allemands dans la ville. Aucune artillerie, aucune
troupe n’a stationné dans le voisinage. Le cardinal Luçon
affirme qu’il n’y a d’excuse ni pour le bombardement initial, ni pour les
suivants. La cathédrale a reçu au moins 199 obus, et tout
ce qui l’entoure a été annihilé. La modeste propriété
du cardinal a reçu 16 obus, dont 5 sont tombés sur sa maison
même. Par miracle les habitants ont pu échapper à la
mort. Parmi tous les héros de la guerre, il n’est pas de plus pure
figure que celle de ce prince de l’Eglise, sans peur, sans amertume, fidèle
au poste, comme le commandant d’un dreadnought en action.
Ce qui est pitoyable, c'est de penser
que cette nef magnifique est uniquement un otage. Que les Français
fassent un mouvement, et immédiatement des représailles s’organisent
contre cette victime spirituelle !
Dieu merci, vous allez chasser les
Barbares ; ils ne laisseront que des ruines, mais l’âme de ces ruines
restera immortelle !
WARREN (Whitney), L'Agonie de Reims, rapport lu
à la séance du 6 janvier 1917 à l’Académie
des Beaux-Arts, Paris, Firmin-Didot, 1917, 5 p.