Etat de la
Cathédrale de Reims
après le bombardement par les Allemands
Rapport de M. Whitney Warren
Membre de l’institut
Lu dans la séance du 3 octobre 1914
Messieurs,
Nous arrivâmes à
Reims le vendredi 25 septembre à quatre heures et demie de l’après-midi,
et nous rendîmes directement à la cathédrale, où
je restai jusqu’à la nuit, visitant le monument, tout en conversant
avec le curé Landrieux et l’abbé Thinot, entre les mains
desquels la garde de la cathédrale était restée depuis
le début.
Le jour suivant, je me rendis
à la cathédrale, où je restai depuis sept heures et
demie du matin jusqu’à quatre heures et demie du soir, visitant
le monument dans ses moindres recoins, essayant de me rendre compte de
l’étendue des dommages causés, soit intentionnellement ou
non. Je donne ci-après les diverses phases du bombardement, autant
que j’ai pu les reconstituer.
Le 4 septembre, lorsque les
Allemands ont fait leur première entrée dans Reims, il y
a eu un premier bombardement de leurs batteries, considéré
par les Allemands eux-mêmes comme une erreur, ou le résultat
d’un corps d’armée moins favorisé. Quatre bombes tombèrent
sur la cathédrale, dont l’une sur le transept nord, mais ne firent
que peu de dégâts.
Le 14 et le 15 septembre, quand
les Allemands eurent évacué la ville et que les Français
y firent leur entrée, le bombardement recommença, mais la
cathédrale ne fut pas touchée.
Le 17, le monument fut atteint
par deux projectiles : l’un tomba sur l’abside, l’autre sur le transept
nord.
Le 18, la cathédrale
fut à nouveau touchée, sur les arcs-boutants de la façade
sud et sur le toit, et il y eut un gendarme et plusieurs blessés
allemands tués.
Le 19, la cathédrale
fut criblée de projectiles pendant toute la journée, et,
à quatre heures moins le quart, l’échafaudage qui entourait
la tour nord prit feu. Cet incendie dura environ une heure, au cours de
laquelle deux nouvelles bombes atteignirent le toit, qui prit feu à
son tour. Le curé est convaincu que l’une de ces bombes était
une bombe incendiaire, car il ne peut expliquer autrement la rapidité
extraordinaire avec laquelle le feu s’est propagé parmi la charpente
en bois de la toiture.
L’incendie de l’échafaudage
se propagea jusqu’à la porte nord de la façade principale,
cette porte prit feu rapidement, et une fois qu’elle fut consumée,
l’incendie se communiqua à la paille qui couvrait le sol de la cathédrale.
Cette paille avait été réquisitionnée le 12
par le commandant des troupes allemandes dans le but de préparer
la cathédrale pour la réception de 3000 blessés, mais
l’évacuation de la ville par les Allemands rendit ces préparatifs
inutiles. Lors de la réoccupation de la ville par les Français,
la paille fut rassemblée pour être transportée ailleurs,
mais le 17, sur les ordres du général commandant les troupes
françaises, la paille fut à nouveau étendue sur le
sol. On y coucha les blessés allemands et on hissa le drapeau de
la Croix-Rouge sur la tour nord, espérant que ces mesures pourraient
sauver la cathédrale.
Comme je l’ai dit plus haut,
le 19, le feu qui avait pris dans les échafaudages, avait, après
avoir détruit les portes, gagné la paille couvrant le sol,
détruisant au passage les tambours ou vestibules intérieurs
des dites portes, et calcinant également les merveilleuses sculptures
en pierre découvrant la totalité du mur situé à
l’Ouest. Ces sculptures étaient spéciales à Reims,
étant en haut et plein relief. Cette destruction est une de celles
qui resteront irréparables.
Les vitraux de la nef ont été
complètement détruits, ceux de l’abside existent encore,
bien que grandement endommagés.
L’incendie a calciné
à l’extérieur la plus grande partie de la façade et
des sculptures qui la décoraient, la tour du Nord et le haut de
la nef dans son entier avec les arcs-boutants et les tourelles qui les
surplombaient. La pierre, tout au moins en surface, est endommagée
d’une façon irréparable : partout où les flammes ont
passé la surface se détache sous le doigt et conséquemment
tous les motifs décoratifs sont absolument perdus.
Le trésor fut sauvé
au commencement de l’incendie par les prêtres, et les tapisseries
si renommées avaient déjà été enlevées
précédemment. La moitié des stalles ont été
détruites ; l’orgue est intact et plusieurs crucifix et tableaux
dans l’abside n’ont pas été touchés.
S’il reste quelque chose du
monument, cela est dû à la construction solide de ce que j’appellerai
la carcasse de la cathédrale, et non, j’en suis fermement convaincu,
à un désir de la part des Allemands d’épargner le
monument. Les murs et les voûtes sont d’une solidité qui défie
même les engins modernes de destruction, car le 24, lorsque le bombardement
fut repris, trois bombes tombèrent sur la cathédrale, mais
les voûtes résistèrent merveilleusement et ne furent
même pas perforées.
Si la cathédrale d’Amiens
avait subi le même sort, les voûtes auraient sans aucun doute
cédé, par suite de la légèreté de leur
construction, les arcs-boutants se seraient écroulés entraînant
la destruction des murailles et il ne serait resté qu’une masse
de pierres informes, à l’exception peut-être des ruines des
tours. Si donc il reste quelque chose de la cathédrale de Reims,
je considère que cela est dû uniquement à la solidité
de la construction et non au désir de l’ennemi de sauver le monument
d’une destruction totale, qui était voulue. La cathédrale
domine le reste de la ville ; et il aurait été facile d’en
éviter la destruction étant donnée l’inutilité
de semblable mesure contre un monument servant en outre d’hôpital.
Le quartier qui se trouve entre la cathédrale et le front ennemi
est détruit, y compris le palais épiscopal, qui renfermait
le musée archéologique, la chapelle épiscopale et
ce qui était connu sous le nom d’appartements des Rois. Dans ce
quartier détruit se trouvaient les principales maisons de commerce.
La seule explication que l’on
puisse donner de cette profanation est une rage de destruction qui semble
avoir frappé une partie de l’armée allemande.
Il y a encore au monde deux
monuments d’une importance presque aussi grande qui courent le risque de
subir un sort semblable : ce sont les cathédrales de Noyon et de
Laon. Espérons cependant qu’elles seront respectées, malgré
l’attentat qui a mis le glorieux monument de Reims en ruines.
Le vendredi 25 septembre, les
Allemands ont en outre bombardé l’abbaye de Saint-Remi à
Reims, une bombe explosant à l’intérieur et détruisant
une grande quantité de vitraux. L’hôpital civil, qui occupe
le cloître de Saint-Remi, reçut pour sa part neuf bombes,
dont l’une tua quatre malades dans leurs lits, et une autre l’un des infirmiers.
Il est inutile de faire remarquer que ce bâtiment était également
protégé par le drapeau de la Croix-Rouge.
Le dimanche 27, j’ai passé
environ deux heures au sommet de la tour Nord de la cathédrale,
derrière les parapets j’ai assisté là au bombardement
des troupes françaises qui se trouvaient aux alentours de la ville
à environ deux kilomètres de mon point d’observation. Il
était intéressant de voir avec quelle précision les
obus allemands arrivaient par groupe de six à des intervalles d’environ
trois à cinq minutes. Les troupes françaises étaient
admirablement cachées ; il était presque impossible de les
découvrir, leurs canons étant dissimulés sous de la
paille ou des feuilles de betterave suivant la nature du terrain où
ils se trouvaient et ne projetant aucune fumée, et cependant les
Allemands semblaient avoir repéré exactement l’endroit où
ils se trouvaient, continuant un bombardement ininterrompu, tous leurs
projectiles tombant l’un après l’autre dans les mêmes parages,
sans, m’a-t-il semblé, aucune déviation apparente, ce qui
m’a confirmé que la destruction de la cathédrale était
absolument préméditée et voulue.
Si la partie commerciale de
la ville est entièrement détruite, dans d’autres endroits
on trouve aussi de grands dégâts, produits par des projectiles
perdus. Et cela ne fait qu’ajouter à l’impression de destruction
inutile. Le curé de la cathédrale m’a raconté que,
pendant leur occupation, les Allemands avaient établi au sommet
de la tour Nord un poste d’observation muni d’un projecteur électrique,
qu’ils emportèrent avec eux. Pendant les premiers jours de la réoccupation
de la ville, quelques officiers français montèrent parfois
au haut de la tour pour examiner les environs, mais le curé s’y
opposa fortement et ils d’abstinrent par la suite. Pendant les deux jours
que j’ai passés à Reims, personne autre que moi n’est monté
sur la plate-forme de la tour.
WARREN (Whitney), Etat de la Cathédrale de
Reims après le bombardement, rapport lu à la séance
du 3 octobre 1914 à l’Académie des Beaux-Arts, Paris, Firmin-Didot,
1914, 8 p.