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Témoignage d’un infirmier allemand

Annexe V

 

Stadtlohn (Westphalie), le 22 juillet 1915.

Rapport

du Vicaire Johannes Prülage, de Stadtlohn (Westphalie) sur les évènements accomplis dans la Cathédrale de REIMS et à côté, les 18 et 19 septembre 1914.



    Le soussigné, resté à Reims le 12 septembre 1914 avec des blessés allemands en qualité d’infirmier volontaire et revenu de captivité en France le 12 juillet 1915, adresse au Ministère de la guerre prussien, à la demande de la Commission d’échange, le rapport ci-dessous au sujet des évènements accomplis dans la cathédrale de Reims et à côté.

    Le dimanche 13 septembre, Reims fut évacué par les Allemands. Dès les jours suivants, les nombreux blessés et malades allemands répartis dans divers hôpitaux furent tous transférés dans la cathédrale, la plupart semble t’il, le jeudi 17 septembre. Le personnel allemand de santé les accompagna. Quand les blessés arrivèrent dans l’église, celle-ci n’était point dégarnie de ses bancs, et continuait à servir au culte : on y disait des messes et les fidèles pouvaient aller et venir.
L’espace réservé aux blessés, entre les rangées de bancs et le portail principal n’était séparé du reste de l’église que par une corde, et n’occupait qu’une toute petite partie de l’intérieur. De grands tas de paille et des couvertures en grand nombre avaient été apportés pour le couchage des blessés. Mais la place leur servant de séjour se trouva bientôt envahie, car il arriva plus de 150 blessés, laissés aux soins d’un médecin allemand, de trois sœurs allemandes, et de deux infirmiers volontaires allemands. Les hommes grièvement blessés se couchèrent, ceux blessés légèrement cherchèrent à se rendre utiles de leur mieux. L’encombrement obligea beaucoup de ces derniers à gagner la tour, dont les escaliers furent bientôt remplis sur plusieurs étages. Toutefois, un fantassin français en armes interdit à ces hommes de monter plus haut. Un ecclésiastique français ayant voulu hisser au sommet de la tour un grand drapeau de la Croix-Rouge, les Allemands légèrement blessés s’offrirent à l’aider dans cette tache ; mais l’accès leur fut également interdit, et le prêtre dût se faire seconder par un sacristain.

    Dès le 13 septembre, l’artillerie allemande commença à tirer du nord sur les positions françaises au sud de Reims ; ces positions se rapprochèrent de la Ville le 14 septembre et furent même établies à l’intérieur. Drorog, réserviste au 3ème régiment de grenadiers de la Garde observe une batterie française qui tirait d’un endroit situé de 500 à 800 mètres seulement de la cathédrale.

    Le vendredi 18 septembre, à 9 heures du matin, les obus allemands atteignirent la cathédrale même. Le premier semble avoir éclaté près de l’église dont quelques vitraux seulement furent brisés. Le second frappa contre un pilier ; un croisillon de fenêtre arraché tomba dans l’intérieur de l’édifice ; plusieurs blessés furent atteints par les masses de pierre tombantes. L’un d’eux mourut sur le champ, un autre, grièvement touché, succomba peu après. Un gendarme français, justement occupé à fouiller les blessés, fut tué sur place. Le mortier, les éclats de pierre, la poussière volèrent de tous cotés ; beaucoup de blessés ayant été ainsi frappés, une panique se produisit parmi eux. Chacun chercha comme il pût un abri près d’un mur ou derrière les piliers afin de se protéger contre les projectiles ; heureusement, il n’en arriva plus, bien que les obus aient continué à éclater près de la cathédrale jusque vers 11 heures environ. Le feu de l’artillerie allemande diminua alors d’intensité.

    Le samedi 19 septembre, le duel d’artillerie recommença à 8 heures et demie environ. Les Français tiraient de la Ville, et même des alentours immédiats de la cathédrale, ainsi qu’on pouvait s’en rendre compte par le son. Les maisons situées à gauche de l’Eglise en regardant du monument de Jeanne d’Arc furent incendiées par l’artillerie allemande ; plusieurs obus vinrent frapper la cathédrale elle-même, entre autres la tour de gauche. Par malheur, la basilique, objet justement de travaux de restauration importants, était en partie entourée de grands échafaudages en bois, qui prirent feu vers dix heures du matin déjà, par suite des étincelles, chassées par un vent très violent, provenant de l’incendie des maisons environnantes. Ces étincelles, poussées à travers les fenêtres brisées de la cathédrale, pénétrèrent dans la nef remplie de paille et ne tardèrent pas à y mettre le feu. Celui-ci fut étouffé ou éteint tant bien que mal. Les hommes légèrement blessés s’occupèrent immédiatement à enlever la paille pour la transporter dans la cour située à droite de l’Eglise. Quant à ceux blessés grièvement, le premier devoir était naturellement de les mettre hors de danger. La corde tendue entre les rangées de bancs fut déliée, et les hommes grièvement blessés furent transportés sur de la paille étendue près du chœur. Mais la violence du vent avait attisé le feu qui dévorait la paille restée encore sur place, et l’Eglise se remplissait d’une épaisse fumée. On chercha à combattre l’incendie avec de l’eau, tentative bientôt abandonnée, car on ne disposait que de la seule pompe de la cour et de quelques seaux en petit nombre. La fumée, de plus en plus épaisse, rendit en peu de temps la respiration impossible, et tous cherchèrent à quitter la nef envahie par des nuages sans cesse montants. Ceux qui avaient déjà gagné la cour, y restèrent, quelques autres parvinrent de même à s’échapper. Soudain une voix cria : « Que personne ne quitte l’église »; et les soldats de garde fermèrent extérieurement toutes les portes. Une centaine d’hommes se trouvaient ainsi enfermés, le reste dans la cour, heureux de s’être soustraits à la catastrophe inévitable dans l’intérieur de la cathédrale. Les malheureux qui s’y trouvaient à demi asphyxiés par la fumée, cherchèrent à se frayer une issue malgré la fermeture des portes. Ils commencèrent à les enfoncer à coups de hache, mais des menaces leur furent adressées de l’extérieur. Tous cherchèrent alors un refuge dans un petit couloir entouré de planches, où ces pauvres gens, étroitement serrés les uns contre les autres, attendirent dans une mortelle anxiété le sort qui leur était réservé. Il y avait là tout ce qui pouvait encore marcher : le médecin-major, les officiers, des malades, des hommes légèrement blessés, les trois sœurs infirmières héroïquement résolues à partager jusqu’au bout les terribles épreuves des malheureux confiés à leurs soins. Le médecin-major et les officiers supplièrent en vain qu’on laissât au moins sortir les sœurs. Dans l’après-midi seulement, grâce aux démarches des ecclésiastiques français, dont la conduite fut d’ailleurs parfaite pendant toute la journée, les femmes au moins purent sortir de cette effroyable situation. Le médecin-major demanda à plusieurs reprises le transport dans un autre local ; mais les factionnaires, n’ayant pas d’ordres, répondirent par un refus pur et simple ; les victimes durent rester par conséquent dans leur prison, où leur position devenait d’instant en instant plus insupportable et plus menaçante. Heureusement que les prêtres, après avoir délivré les femmes, revinrent de leur propre mouvement, et, à force de prières et de sollicitations, obtinrent des factionnaires de pouvoir emmener tous les blessés enfermés dans l’église, pour leur donner asile dans une imprimerie située à proximité immédiate. Le transfert s’effectua au milieu des plus incroyables insultes de la population, dont les officiers surtout eurent à souffrir : les coups de pied, les coups de canne, les coups de poing pleuvaient comme la grêle, malgré les efforts courageux des ecclésiastiques afin de protéger les blessés. Les soldats de garde se transportèrent également dans l’imprimerie ; ils semblent avoir ignoré que des blessés sortis de la cathédrale se trouvassent encore dans les baraques de la cour. C’étaient des hommes légèrement blessés et des malades, qui avaient aidé à enlever la paille et à porter de l’eau, et n’avaient pu ensuite rentrer dans l’église à cause de la fumée, puis d’autres que cette fumée avait chassés de la cathédrale. L’ordre donné à tout le monde de retourner dans celle-ci ne fut pas entendu, et, après la fermeture des portes, ces hommes, au nombre d’une quarantaine environ, demeurèrent à l’extérieur. La paille transportée hors de l’église et entassée dans la cour prit bientôt feu également, par suite des étincelles que l’impétuosité du vent chassait maintenant partout des échafaudages en flammes. Les baraques en planches entourant la cour n’offrant plus un abri sûr contre l’incendie, qui les avait déjà gagnées, il fallait tenter d’évacuer la cour. Cinq hommes environ, réfugiés dans le hangar I, ouvert, sortirent par la porte A, les mains levées, et se trouvèrent alors sur la place devant l’Eglise. La place elle-même était vide, mais toutes les rues aboutissantes étaient pleines de gens, maintenus loin de la place par un cordon de factionnaires. A peine le public eut-il vu les blessés sortis de la Cathédrale en levant les mains, qu’une clameur furieuse s’éleva, et les factionnaires furent sommés de tirer sur les Allemands. Les soldats accédèrent aussitôt au désir de la foule en délire et envoyèrent des coups de feu sur les blessés, obligés de faire immédiatement demi-tour. Aucun d’eux n’avait été atteint, semble-t-il. Dans la cour, une panique indescriptible venait de se produire, car le hangar ouvert I avait pris feu. Tous fuyaient à présent devant l’incendie et devant la fusillade, et se réfugièrent dans le hangar II et dans les bureaux de l’entreprise du bâtiment.

    Probablement sur l’injonction de la populace ivre de rage, les soldats du service d’ordre pénétrèrent dans la cour, pour donner le coup de grâce aux blessés qui s’y trouvaient enfermés, et l’entourèrent de toutes parts de manière à rendre une issue impossible.

    Un grenadier de la garde, Middendorf, avec un camarade de sa compagnie, Seiler, s’était précipité dans les bureaux de l’entreprise du bâtiment, en cherchant à s’enfuir par une fenêtre donnant sur la rue. Des coups de feu partis immédiatement de droite vinrent le convaincre qu’aucune fuite hors de cet enfer n’était possible. Les deux soldats retournèrent donc sur leurs pas. Au moment où Middendorf atteignait la porte, un coup de feu dirigé de la fenêtre contre lui par un factionnaire frappa Seiler au cou. Seiler tomba tandis que Middendorf allait se blottir derrière une pierre à moitié équarrie, qui se trouvait immédiatement près de la porte. Il vit de là un civil, appartenant à la lie de la population, franchir du dehors la fenêtre, se ruer sur Seiler étendu à terre, lui mettre le pied sur la gorge, pendant que le soldat français lui envoyer de la fenêtre une balle dans la tête. Seiler mourut aussitôt. Le civil découvrit alors sous une grande table de bureau une douzaine de blessés, qui y avait cherché un refuge et s’y tenaient blottis ; il les montra au factionnaire placé devant la fenêtre, et celui-ci tira dans le tas dix ou douze coups absolument au hasard. Les cris et les gémissements des malheureux ainsi massacrés remplissaient la salle. Un seul quoique grièvement blessé, le sergent Heyl du régiment de réserve d’artillerie n° 62, échappa à la mort.
Dans le hangar II se trouvaient une quinzaine d’hommes, auxquels s’étaient réunis quelques fugitifs venus des bureaux de l’entreprise du bâtiment dans lequel avait lieu cette tuerie. Le soussigné était avec eux dans le hangar, venu dans la cour pour y chercher de l’eau, il avait trouvé l’entrée de l’Eglise fermée par suite de l’incendie de la paille. Nous entendîmes distinctement du hangar II les coups de feu dans les bureaux et les cris déchirants des malheureuses victimes. Puis les deux portes opposées du hangar furent enfoncées et à chacune parut un fantassin ; un nouveau massacre des blessés recommença alors comme dans les bureaux tout à l’heure. Les soldats, sans viser, tiraient dans la masse des blessés pelotonnés dans les coins ou sous des tables ; leurs supplications, leurs plaintes, leurs assurances qu’ils étaient des blessés de la cathédrale, rien ne put toucher ces bourreaux, qui tiraient presque à bout portant comme dans un troupeau. Quatre hommes et même cinq ou six (au dire du soldat Schauf, du régiment d’infanterie n° 158) furent tués de la sorte ; plusieurs reçurent des blessures, quelques-uns furent atteints à diverses reprises. Finalement le sang répandu à flots, les cris, les râles des mourants, les prières désespérées des survivants, semblèrent apaiser la fureur de ces monstres à face humaine ; un appel se fit entendre : « Tout le monde dehors ! » Ceux qui vivaient encore et étaient capables de se mouvoir furent alors poussés à coups de crosse et à coups de poings dans la cour, et conduits par les soldats dans le jardin où l’on devait les réunir. Le jardin était envahi par un grand nombre de civils, qui accueillirent les blessés par des huées, leur arrachèrent leurs casquettes pour les fouler aux pieds. Les insultes continuèrent pendant la marche sur la place et dans les rues : véritable calvaire pour ces malheureux, exténués jusqu’à la mort. Au milieu des imprécations, des injures de la populace, accablés de pierres et de coups de bâton, les lamentables victimes de ce drame affreux traversèrent la place, et adressèrent à Dieu leurs sincères actions de grâce, lorsqu’elles se trouvèrent enfin dans un bâtiment public d’une rue adjacente. Le dimanche matin, les blessés furent réunis dans une ambulance avec ceux blessés près de la cathédrale pendant les massacres ; l’un de ces derniers, atteint d’une balle au cou, succomba peu après. Le transport définitif commença le même jour.

    De même que Middendorf, quelques autres soldats parvinrent à s’échapper en temps utile des bureaux et à trouver un refuge sur un chantier de l’autre côté. Un soldat du 2e bataillon du régiment d’infanterie n° 87, Schunk, après avoir séjourné d’abord dans les bureaux de l’entreprise du bâtiment, se cacha ensuite derrière un pilier du portail latéral, en se tapissant contre le mur. Schunk se trouvait dans cette position avec quelques autres, lorsqu’un de leurs camarades, atteint à la tête par la balle des assassins français, s’enfuit hors du hangar II. Grièvement blessé et perdant son sang en abondance, cet homme vint s’asseoir sur une des marches du portail, où il perdit bientôt connaissance. La nuit était venue pendant ce temps. Mais Schunk et les autres n’osaient pas quand même sortir de leur cachette. Ils virent un pompier et un officier fouiller la cour et découvrir le blessé évanoui sur l’escalier. Tous deux le transportèrent dans les bureaux, et s’éloignèrent ensuite sans apercevoir ceux qui se tenaient cachés dans le portail.

    Le blessé, revenu à lui au bout de peu de temps, sortit des bureaux, mais s’évanouit de nouveau après quelques pas. Plusieurs heures se passèrent avant que Schunk et le volontaire d’un an Zeitschel, de Hanovre, se hasardassent enfin au dehors ; ils se glissèrent par l’Eglise jusqu’au presbytère situé derrière, et s’endormirent à terre épuisés de fatigue. Un prêtre les trouva le lendemain matin et les conduisit dans l’imprimerie, où ils retrouvèrent leurs camarades survivants, avec lesquels ils furent ensuite transportés.

Signé : Prüllage, Vicaire.



Carton 7J 157, Archives départementales de la Marne, annexe de Reims
Traduction d’une déposition extraite d’une brochure intitulée Die Beschiessung der Kathedrale von Reims, Berlin, Georg Reimer, 1915, 31 p (ouvrage édité par le Ministère de la Guerre allemand)

 
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