Histoire de saint Remi par Flodoart
(894(?)-966)

Extrait des Oeuvres de Flodoard
Traduite et publiée avec le concours de l'Académie de Reims en 1854
par Monsieur Lejeune, professeur au Lycée de Reims.
Reims : P. Regnier, 1854-1855, 3 vol.

Tomes I-II. Flodoardi historia remensis ecclesiae. Histoire de l'église de Reims.


CHAPITRE X

Saint Remi

Le successeur de Bennage fut le bienheureux saint Remi , qui s’éleva comme une lumière brillante pour guider les Gentils à la foi. La bonté divine, suivant l’expression de notre poète Fortunat, l’avait choisi, non seulement avant sa naissance, mais encore avant sa conception . Sa naissance avait été prédite à sa bienheureuse mère Cilinie par un moine nommé Montan, qui, dormant d’un léger sommeil, avait été par trois fois averti de lui annoncer cette nouvelle, et de lui révéler le nom et le mérite de son fils. Or Montan vivait dans la solitude et la retraite, dans l’exercice habituel du jeûne, des veilles et de l’oraison, se rendant recommandable à Dieu par la pratique de toutes les vertus, et invoquant sans cesse dans ses prières la miséricorde de Jésus-Christ pour la paix de sa sainte Eglise, qui dans les provinces des Gaules était en proie à mille afflictions. Une nuit, cédant à la fragilité de la chair, il s’abandonna au sommeil pour réparer ses forces. Tout à coup il se crut, par un effet de la grâce divine, transporté au milieu du chœur des anges, et dans le séjour des âmes bienheureuses. Il lui sembla qu’il assistait à leurs entretiens, et qu’il les entendait discuter sur la ruine ou le rétablissement de l’Eglise des Gaules, et déclarer qu’il était temps de prendre pitié d’elle. En même temps il entend une voix pleine de douceur sortir d’une région plus élevée et plus éloignée ; "Du haut de son sanctuaire le Seigneur a regardé ; des hauteurs du ciel il a jeté les yeux sur la terre pour entendre les gémissements des captifs, pour délivrer les enfants de ceux qui ont été mis à mort, pour que son nom soit annoncé parmi les nations, lorsque les rois et les peuples se réuniront pour servir le Seigneur ". Cette voix annonçait que Cilinie concevrait et mettrait au monde un fils nommé Remi, auquel devait être confié le salut de peuple.

Après avoir entendu ces consolantes paroles, le vénérable Montan obéissant au triple avertissement de Dieu, annonce à Cilinie l’oracle transmis par la céleste vision. Cette bienheureuse mère avait eu longtemps auparavant, lorsqu’elle était à la fleur de l’âge, de son unique mari Emilius, un fils nommé Principe , qui fut dans la suite un saint évêque de Soissons, et un autre fils qui fut père de saint Loup , successeur de Principe. Sainte Cilinie, étonnée, ne sait comment dans un âge si avancé elle pourra donner le jour à un enfant et le nourrir de son lait. Elle et son mari, accablés d’années , épuisés et devenus stériles, n’avaient plus ni l’espoir ni le désir d’avoir de nouveaux enfants.

Pour que la patience se joignît à ses autres mérites, le bienheureux Montan avait été momentanément privé de la vue. Afin de persuader Cilinie, il lui annonce qu’il suffira de lui baigner les yeux de son lait, pour que ce breuvage de l’enfant lui rende aussitôt la vue. Une consolation si grande remplit de joie le père et la mère ; le futur pontife de Jésus-Christ est conçut ; avec le secours de la grâce, il vient au monde heureusement et reçoit sur les saints fonts du baptême le nom de Remi . L’heureuse promesse faite au saint prophète s’accomplit fidèlement ; car, en allaitant son fils, la bienheureuse mère répand du lait sur les yeux de Montan, et lui fait recouvrer la vue. Cet enfant si célèbre, même avant sa naissance, naquit au diocèse de Laon, de parents illustres, déjà avancés en âge et depuis longtemps stériles. Ainsi se signalait par des merveilles la naissance de celui qui, pendant sa vie, était destiné à opérer tant de miracles. Suivant l’ordre de Dieu, il reçoit à juste titre le nom de Remi, puisqu’il devait par sa doctrine, comme par une rame puissante, diriger l’Eglise de Dieu, et spécialement l’Eglise de Reims, sur la mer agitée de cette vie, et par ses mérites et ses prières la conduire vers le port du salut éternel. On lit cependant dans de vieux écrits, qu’il porta le nom de Remède, nom que nous adopterions volontiers, en ne considérant que ses mérites et ses œuvres ; mais des titres plus exacts nous font savoir qu’il doit être nommé Remi, selon l’oracle divin. On lisait même, dit-on, dans des vers de sa composition qu’il avait fait graver sur un vase par lui consacré à Dieu ; "Que le peuple puise ici la vie dans le sang précieux que le Christ éternel a versé de sa blessure. Remi, prêtre, offre ses vœux au Seigneur." Ce vase a existé jusqu’à ces derniers temps, où il a été fondu et donné aux Normands pour la rançon des chrétiens.

Suivant la tradition, saint Remi eut pour nourrice sainte Balsamie qui, dit-on, fut la mère de saint Celsin. Celui-ci, qui fut le disciple bien-aimé de saint Remi, s’illustra dans la suite par ses miracles et maintenant encore est célèbre par les vœux que lui adressent les justes. C’est dans son église que reposent les restes de sainte Balsamie, sa mère.

Envoyé par ses parents aux écoles pour y apprendre les belles-lettres, saint Remi surpassa bientôt en science non-seulement ceux de son âge, mais encore ceux d’un âge plus avancé. Supérieur à tous ses condisciples par la gravité de ses mœurs et la douceur de sa charité, il s’attachait à fuir le bruit de la foule et à servir le Seigneur dans la solitude et la retraite. Ses vœux s’accomplirent ; le pieux jeune homme se livra dans la retraite aux exercices de la piété, et s’enrôla à Laon dans la milice du Christ.

CHAPITRE XI

Saint Remi est ordonné évêque

Saint Remi venait d’entrer dans sa vingt-deuxième année, lorsqu’à la mort du vénérable archevêque Bennade, nommé plus haut, il fut, par les vœux unanimes de la population, moins élu que porté à la dignité épiscopale dans cette ville de Reims . Un immense concours de peuple de tout sexe, de toute condition, de tout rang et de tout âge, proclame d’une voix unanime que c’est l’homme de Dieu, que c’est celui qu’il faut mettre à la tête des peuples. Dans cette extrémité, le saint jeune homme voyant qu’il ne peut ni fuir ni déterminer le peuple à revenir sur sa résolution, commence à s’excuser sur la faiblesse de son âge, et proclame à haute voix que la règle ecclésiastique ne permet pas d’élever un homme si jeune à une si haute dignité . Mais tandis que la multitude indique par ses acclamations sa volonté irrévocable et que l’homme de Dieu, oppose une ferme résistance, le Tout-Puissant daigne manifester par des preuves indubitables le jugement qu’il porte sur le saint personnage. On rapporte, en effet, qu’un rayon de lumière céleste descendit tout à coup sur sa tête, qu’en même temps l’essence d’une onction divine se répandit sur sa chevelure, et que toute sa tête parut embaumée d’un parfum sacré. Aussi, sans plus tarder, les évêques de la province de Reims, d’un consentement unanime, lui donnèrent la consécration épiscopale. On vit bientôt des preuves admirables de son dévouement et de son aptitude à ce saint ministère. Il se faisait remarquer par la libéralité de ses aumônes, l’assiduité de ses veilles, la ferveur de ses prières, la prodigalité de ses bienfaits, la perfection de sa charité, l’éclat de son enseignement et la sainteté de sa vie. La candeur et la pureté de son âme se manifestaient par la gaîté de son pieux visage, et la bienveillance de son cœur charitable par le calme de ses discours. Dans ses œuvres il mettait en pratique les devoirs du salut aussi fidèlement qu’il les enseignait par ses prédications. Grave dans son extérieur, vénérable dans son maintien, redoutable par sa sévérité, aimable par sa douceur, il savait tempérer par un mélange d’aménité l’amertume des reproches. S’il y avait quelque chose de menaçant dans l’austérité de son front, il y avait quelque chose d’attrayant dans la sérénité de son cœur. Les justes reconnaissaient en lui le visage bienveillant de saint Pierre, et les pécheurs, l’esprit de saint Paul. Ainsi par la réunion des grâces diverses, on le vit reproduire la charité de l’un et l’autorité de l’autre, dédaigner le repos, fuir le plaisir, rechercher le travail, souffrir l’abjection, mépriser les honneurs, se montrer pauvre dans l’opulence, riche en mérites, humble devant la vertu et intraitable envers le vice. Pour me servir d’une expression employée avant nous , il pratiquait toutes les vertus de telle manière, que peu d’hommes en possédait une seule avec autant de perfection, qu’il les embrassait toutes ensemble. Toujours dans l’exercice des bonnes œuvres, toujours dans des sentiments de componction, il n’avait rien de plus à cœur que de s’occuper de Dieu dans la lecture et la conversation, ou de s’entretenir avec Dieu dans la prière. Le corps épuisé par des jeûnes non interrompus, il s’efforçait par un martyre perpétuel de triompher des persécutions de l’ennemi. Malgré tant de qualités, le saint homme, ainsi qu’il a été dit longtemps avant nous, mettait tous ses soins à éviter l’ostentation de la vertu ; mais la sublimité de la grâce ne pouvait en lui rester inconnue. Il attirait sur lui l’admiration de tous et le Seigneur ne voulait pas cacher sous le boisseau la lumière qu’il avait placée sur le chandelier , et à laquelle il avait donné de brûler du feu de la charité divine et de répandre sur son Eglise le vif éclat des vertus chrétiennes.

CHAPITRE XII

Miracles et science de saint Remi

La sainteté de sa vie touchait les cœurs, non-seulement des êtres raison-nables, mais encore des animaux dépourvus de raison. Ainsi, au milieu d’un repas qu’il donnait à sa famille, tandis qu’il se faisait un bonheur de la joie de ceux qu’il aimait, les passereaux descendaient sans crainte auprès de lui, venaient recevoir de sa main les restes du festin, et, dès qu’ils étaient rassasiés, faisaient place à d’autres qui se rassasiaient à leur tour. Ce n’était pas qu’il voulût tirer vanité de ses mérites, mais le Seigneur, dans l’intérêt des convives, avait voulu que ce miracle et beaucoup d’autres opérés par ce serviteur de Jésus-Christ les invitassent à s’occuper avec plus de ferveur du service de Dieu.

Un jour que, selon sa coutume, le saint évêque parcourait les paroisses avec la sollicitude d’un pasteur, pour s’assurer, en fidèle serviteur de Jésus-Christ, si l’on n’apportait aucune négligence dans le service divin, il arriva, dans le zèle de sa dévotion, au bourg de Chaumuzy . Là, un aveugle implorant son secours et sa pitié fut tourmenté par le démon dont il était possédé depuis longtemps. Alors saint Remi, plein de cette sainte ferveur avec laquelle il s’adressait à Dieu, se prosterna en oraison, et aussitôt, en rendant la lumière à l’aveugle, il mit en fuite l’esprit immonde, triple bienfait par lequel il assista un pauvre, rendit la vue à un aveugle, et donna la liberté à un captif du démon.

Une autre fois que, dans sa sollicitude épiscopale, il parcourait son diocèse, sur la prière de sa cousine, nommée Celsa, vierge consacrée à Dieu, il se rendit au village de Sault qu’elle habitait. Tandis que le saint homme, fidèle à ses usages, versait dans un pieux entretien le vin de la vie à son hôtesse, l’intendant de Celsa vint lui annoncer que le vin manquait. A ces mots, Remi la consola gaîment, et après quelques paroles propres à bannir sa contrariété, il lui demanda de lui montrer les diverses parties de son habitation. Après avoir parcouru à dessein les autres pièces, il arrive enfin au cellier, il se le fait ouvrir et demande s’il reste encore un peu de vin dans quelque tonneau. On lui en montre un dans lequel, pour le conserver, on avait gardé un peu de vin. Alors saint Remi ordonne au cellerier de fermer la porte et de ne point quitter sa place ; puis s’approchant de l’autre bout du tonneau, qui n’était pas de petite contenance, il fait dessus le signe de la croix, et se mettant à genoux près de la muraille, il adresse au ciel une fervente prière. Au même instant, ô prodige ! le vin sort par la bonde et se répand à grands flots sur le pavé. A cette vue, le cellerier tout étonné se récrie ; mais bientôt le saint homme lui impose silence, et lui défend d’en parler. Néanmoins il ne fut pas possible de tenir caché un miracle si éclatant. Dès que la cousine en eut connaissance, elle donna à perpétuité sa terre de Sault à saint Remi et à son église, et elle confirma ce don par un acte authentique.

Saint Remi opéra sur de l’huile un miracle à peu près semblable. Un malade d’une famille distinguée, lequel n’avait pas encore été baptisé, avait prié saint Remi de venir le voir, et croyant sa fin prochaine, il demandait le baptême. Le saint évêque demande au prêtre du lieu l’huile et le saint-chrême, et voyant que les fioles ne contenaient plus rien, il les place toutes vides sur l’autel et se met en oraison la face contre terre. Sa prière finie, il se relève et trouve les fioles pleines. Faisant donc les onctions sur le malade avec cette huile venue du ciel, il le baptisa selon le rit de l’église, l’oignit de ce saint-chrême envoyé par Dieu, et procura au malade la santé de l’âme en même temps que celle du corps.

Dans la suite, l’ennemi du genre humain, qui ne cesse de faire éclater la perversité de sa malice, envoya tout-à-coup des tourbillons de flammes qui embrasèrent la ville de Reims. Ce cruel fléau avait déjà consumé presque le tiers de la ville, et la flamme victorieuse allait atteindre le reste. Dès que le saint évêque en est instruit, il a recours à la prière, son refuge habituel, et se prosternant dans l’église de Saint-Nicaise, martyr, qui était alors son séjour ordinaire, il implore le secours de Jésus-Christ. Sa prière faite, il se lève, dirige ses yeux vers le ciel, et s’écrie en gémissant ; "Mon Dieu, mon Dieu, écoutez ma voix." Il descend à la hâte les degrés de pierre placés au seuil et se dirige vers la ville. Ces degrés, comme s’ils eussent été de molle argile, reçoivent l’empreinte de ses pas, et maintenant encore on voit les vestiges qui rappellent ce miracle. Saint Remi accourt en toute hâte, et s’oppose aux flammes ; il n’a pas plus tôt étendu la main droite et fait le signe de la croix, en invoquant le nom de Jésus-Christ, que tout cet incendie vaincu et refoulé sur lui-même se retire et prend, pour ainsi dire, la fuite en présence de l’homme de Dieu. Saint Remi le poursuit, et se plaçant avec le signe sacré entre la flamme et les parties de la ville encore intactes, il pousse devant lui ce terrible fléau, et, soutenu par la puissance divine, il le chasse hors de la ville par la porte Ouverte. Puis il ferme cette porte avec défense de l’ouvrir jamais, et menace de punir quiconque osera désobéir à son ordre. Quelques années après, un habitant nommé Fercinet, qui demeurait près de là, fit une ouverture à la maçonnerie qui bouchait la porte, et fit sortir par là les décombres de sa maison ; mais bientôt son audace fut cruellement punie ; il survint une peste qui ne laissa dans la maison ni bêtes ni gens.

Une jeune fille de Toulouse, issue d’une noble famille, était depuis son enfance possédée de l’esprit malin. Ses parents qui l’aimaient tendrement, la conduisirent en grande dévotion au tombeau de l’apôtre saint Pierre. Or, dans cette contrée florissait alors de vénérable Benoist , célèbre par de nombreux miracles. Attirés par sa réputation, les parents de la jeune fille s’empressèrent de la conduire au saint homme qui n’épargna ni jeûnes ni prières pour la délivrance de la pauvre enfant. Il lui fut impossible de faire sortir le venin du cruel serpent, et la seule réponse qu’il pût arracher à l’antique ennemi du genre humain, en invoquant le nom de Dieu, ce fut qu’il n’y avait que les prières du bienheureux pontife Remi qui pussent l’expulser. Alors les parents déterminés par les conseils de saint Benoist lui-même et d’Alaric, roi des Goths , et munis dit-on de leurs lettres pour saint Remi, se rendirent auprès du saint évêque, avec la jeune fille possédée, et le supplièrent de manifester par la guérison de la jeune fille la puissance que leur avait déjà révélée l’aveu même de Satan. Saint Remi résista longtemps, se prétendant indigne d’une telle entreprise, et refusa avec son humilité ordinaire. A la fin les supplications du peuple le déterminèrent à prier pour la jeune fille et à compatir aux larmes de ses parents. Alors donc armé des mérites de sa sainteté, il ordonna au démon d’un ton impérieux de sortir par où il était entré et de laisser en liberté la servante de Jésus-Christ. Aussitôt le démon sortit par la bouche au milieu de vomissements et d’exhalaisons fétides. Quelques instants après, lorsque le pontife se retirait, la jeune fille épuisée de fatigue tomba privée de la chaleur vitale et rendit l’âme. La foule eut encore recours aux prières, et vint de nouveau supplier son sauveur. Saint Remi s’accuse d’avoir commis un crime au lieu d’avoir opéré une guérison, d’avoir tué au lieu d’avoir guéri. Vaincu par les instances du peuple, il retourne donc à l’église de Saint-Jean où gisait le corps inanimé. Là, il se prosterne en oraison, baigne de pleurs le pavé du temple, et engage tous les assistants à suivre son exemple. Puis après avoir versé un torrent de larmes, il se lève et ressuscite la morte, comme auparavant il l’avait délivrée de l’obsession du démon. Aussitôt la jeune fille prenant la main de l’évêque se leva pleine de santé et s’en retourna heureusement dans son pays.

Quant à la science, à la sainteté et à la sagesse qui éclatèrent dans la personne du saint prélat, elles sont attestées par ses œuvres ; car la vraie sagesse se reconnaît à ses œuvres, comme l’arbre à ses fruits. Elles sont attestées par la nation des Francs qu’il a convertie à la foi chrétienne et qu’il a consacrée par la sanctification du baptême, par une multitude d’actions et de prédications pleines de sagesse ; enfin par divers personnages contemporains ; entr’autres par Sidoine, évêque de Clermont , homme très savant, aussi illustre par sa naissance que par sa piété et son éloquence. Il m’a paru bon d’insérer une lettre par lui adressée à notre saint évêque.

"Sidoine au seigneur pape Remi, salut ;

Quelqu’un du pays des Arvernes est allé en Belgique. C’est un personnage de ma connaissance, mais le motif de son voyage m’est inconnu, et il m’importe peu. Arrivé à Reims, il a gagé soit par des services, soit à prix d’argent votre secrétaire ou bibliothécaire, et en a soutiré, avec ou sans votre consentement un manuscrit fort volumineux de vos sermons. De retour dans notre pays, il était tout fier de la possession de tant d’ouvrages ; mais quoique nous fussions disposé à lui acheter tout ce qu’il avait apporté, cependant, en qualité de compatriote, ce qu’il était assez juste, il offrit de nous en faire présent. Aussitôt tous les hommes studieux et moi, avides de lire ces ouvrages, nous nous sommes mis à en apprendre la plupart de mémoire et à la transcrire tous. D’un consentement unanime, il a été déclaré qu’il y a maintenant peu de personnes capables d’écrire ainsi. En effet, il y a peu d’auteurs, ou pour mieux dire, il n’y en a point qui sache, même à force de travail, ainsi disposer un sujet, et mettre dans l’arrangement des mots et des phrases autant de symétrie ; ajoutez à cela le choix des exemples, l’authen-ticité des témoignages, la propriété des épithètes, la grâce des figures, la force des arguments, le mouvement des passions, l’abondance du style et la vigueur foudroyante des conclusions. La phrase est forte et nerveuse, les propositions sont enchaînées entre-elles par d’élégantes transitions. Le style coulant, doux, toujours arrondi glisse sur la langue du lecteur, sans jamais l’embarrasser, et n’admet pas ces constructions rocailleuses qui forcent la langue à balbutier sous la voûte du palais. Enfin, il est toujours limpide et facile ; ainsi l’ongle passe légèrement sur le cristal ou l’agate, sans rencontrer aucune aspérité, aucune fente qui puisse l’arrêter. En un mot, il n’existe pas de notre temps un orateur que votre habileté ne surpasse sans peine et ne laisse bien loin derrière vous. Aussi, seigneur pape, je suis près de soupçonner que vous êtes fier (pardonnez-moi l’expression) de cette riche et admirable élocution ; mais bien que l’éclat de votre talent égale celui de vos vertus, il ne faut pas nous dédaigner, car si nous ne composons pas des ouvrages dignes d’éloges, nous donnons des éloges aux bons écrits. Cessez donc désormais de décliner notre jugement, dont vous n’avez à redouter ni critiques mordantes ni reproches blessants. Au reste si vous refusez de féconder notre stérilité par l’éloquence de vos entretiens, nous guetterons le moment favorable d’acheter aux passants, nous nous entendrons avec d’adroits voleurs, nous les subornerons même pour dévaliser votre portefeuille, et si aujourd’hui, vous êtes insensible à nos prières, et à notre déférence, alors, mais vainement alors, vous serez sensible au larcin.

CHAPITRE XIII

Conversion des Francs

Ce qui prouve la sagesse et le saint zèle de ce bon père, de ce bon pasteur, ce quoi prouve sa fidélité et sa prudence à distribuer les trésors du seigneur, c’est la conversion des Francs qu’il ramena, comme nous l’avons rapporté plus haut, du culte des idoles à celui du vrai Dieu. A cette époque, les Francs, ayant passé le Rhin, ravageaient les provinces de la Gaule, et s’étaient emparés de Cologne et de plusieurs autres villes ; mais quand leur roi Clovis eut vaincu et tué Siagrius, chef des Romains, alors gouverneur de la Gaule, il étendit sa domination sur presque tout le pays. Déjà la renommée des belles actions de saint Remi était parvenue jusqu’à lui ; déjà il avait appris que le pieux évêque s’était signalé par sa sainteté et sa sagesse et qu’il avait conçu du respect pour lui, et, tout païen qu’il était pris en affection.

Un jour qu’il passait près de la ville de Reims, quelques soldats de son armée rapportèrent des vases qu’ils avaient enlevés à l’église de cette ville. Parmi ces vases était une grande urne d’argent d’un travail remarquable. Saint Remi députa au roi pour lui demander au moins la restitution de cette urne. Quand on fut arrivé au lieu où se partageait le butin , Clovis demanda à ses soldats de ne point lui refuser ce vase. La plupart y consentaient, lorsqu’un Franc frappant l’urne de sa francisque s’écria que le roi n’emporterait que ce qui lui serait assigné par le sort. Tant d’audace jetait tous les assistants dans la stupeur. Le roi supportant pour le moment cette injure avec patience prend le vase du consentement de la plupart des soldats et le rend à l’envoyé du l’église, conservant néanmoins le ressentiment au fond de son cœur. Un an après, il ordonne à son armée de se rassembler suivant l’usage dans une plaine, afin de s’assurer du bon état des armes. C’était l’assemblée de Mars qui devait son nom au mois de Mars. Le roi donc, en passant devant les phalanges rangées en bataille, arrive au soldat qui avait frappé le vase, et se plaignant de ses armes; il lui jette sa francisque à terre ; tandis que le soldat se baisse pour la ramasser, le roi lui décharge sur la tête un coup de sa hache, en lui reprochant avec amertume l’audace avec laquelle il avait frappé la vase. Par cette mort, la vengeance du roi inspira la terreur à tous les Francs.

Lorsque Clovis eut subjugué la Thuringe et eut étendu sa domination et ses états, il épousa Clotilde, fille de Chilpéric, dont le frère Gondebaud était roi des Bourguignon. Cette princesse qui était chrétienne, et qui, malgré son mari, avait fait baptiser les enfants qu’elle avait eus du roi, faisait tous ses efforts pour attirer ce prince à la foi chrétienne ; mais une femme n’avait pas assez de force pour fléchir le cœur du barbare. Sur ces entrefaites, survient une guerre contre les Allemand, et, comme les Français succombaient sous un affreux carnage, Aurélien, conseiller du roi, l’engage à croire en Jésus-Christ, à le reconnaître pour le roi des rois, Dieu du ciel et de la terre, à l’invoquer, comme ayant la puissance de lui accorder, s’il lui plaît, la victoire. Le roi suivit ce conseil, demanda avec dévotion la protection de Jésus-Christ, et promit de se faire chrétien, si par sa puissance il obtenait la victoire. A peine eut-il prononcé ce vœu, que les Allemands sont mis en fuite, et apprenant la mort de leur chef, se soumettent à Clovis. Le roi leur imposa un tribut et rentra victorieux dans ses états. Ce fut une grande joie pour la reine d’apprendre que, par l’invocation du nom de Jésus-Christ, Clovis était revenu triomphant.

Alors elle fait venir saint Remi et le supplie d’enseigner au roi la voie du salut. Le saint prêtre l’instruit dans la doctrine de la vie éternelle, et l’engage à se présenter au sacrement de baptême. Clovis répond qu’il va en informer son peuple ; il s’efforce de persuader à ses soldats d’abandonner les dieux qui n’avaient pu les secourir et d’embrasser le culte de celui qui leur avait accordé une victoire si éclatante. La multitude inspirée par la grâce de Dieu s’écria qu’elle renonçait à ses dieux mortels, et, qu’elle croyait en Jésus-Christ qui lui avait prêté secours. Cette nouvelle est annoncée à saint Remi qui, rempli de joie, s’empresse d’enseigner le roi et au peuple comment ils doivent renoncer à Satan, à ses œuvres et à ses pompes, et croire au vrai Dieu ; puis, comme la solennité de Pâques approchait, il leur ordonne le jeûne, suivant l’usage des fidèles.

Or, le jour de la passion de Notre-Seigneur , la veille de celui où il devaient recevoir la grâce du baptême, après les hymnes et les offices de la nuit, l’évêque se rendit à l’appartement royal, afin de pouvoir, à l’heure où le prince n’était plus occupé des affaires de ce monde, lui faire entendre avec plus de liberté les mystères de la sainte parole. Saint Remi fut reçu avec respect par les officiers du roi qui se leva et courut avec empressement à la rencontre du prélat. Ensuite ils se rendent ensemble dans l’oratoire de Saint-Pierre, prince des apôtres, attenant à la chambre à coucher du roi. Le prélat, le roi et la reine se placèrent sur les sièges qui leur avaient été préparés, et l’on fit entrer quelques clercs, des serviteurs et des officiers de la maison. Tandis que le vénérable pontife adressait au roi ses salutaires instructions, Dieu, pour fortifier la parole sainte de son fidèle serviteur, daigna montrer ostensiblement que, suivant la promesse il est toujours au milieu des fidèles réunis en son nom . En effet, toute la chapelle dut tout-à-coup remplie d’une lumière si vive qu’elle semblait effacer l’éclat du soleil. Puis, au milieu de cette lumière, une voix se fit entendre ; "La paix soit avec vous ; c’est moi ; ne craignez point , demeurez dans mon amour ." Après ces paroles, la lumière disparut, mais la chapelle conserva un parfum d’une suavité ineffable ; en sorte qu’on reconnaissait qu’en ce lieu était venu l’auteur de la lumière, de la paix et de la douce piété. La même lumière répandit aussi sur le visage du saint prélat un éclat surnaturel. Aussi le roi et la reine, prosternés aux pieds du bon prêtre et saisis de frayeur, le prient de faire entendre des paroles de consolation, disposés à mettre en pratique tout ce que leur prescrirait leur saint patron. En effet, ils étaient charmés des paroles qu’ils avaient entendue. Ils avaient été intérieurement éclairés de la lumière qu’ils avaient vue, quoique cet éclat extérieur les eût effrayés. Or, le saint évêque, rempli de la sagesse divine, leur fait connaître l’effet ordinaire des visions célestes, qui d’abord remplissent d’effroi les cœurs des mortels, puis tempèrent leur crainte en la faisant suivre de consolations. Il leur apprend que les patriarches qui avaient eu des visions, en avaient d’abord été effrayés, et que grâce à la bonté divine, ils avaient été ensuite pénétrés de la joie la plus douce. Saint Remi lui-même, tout brillant à l’extérieur de cet éclat qui illuminait le visage de l’ancien législateur , mais plus brillant encore à l’intérieur de la lumière divine, saisi de l’esprit prophétique, leur annonça, dit-on, ce qui devait arriver soit à eux, soit à leurs descendants. Il leur prédit comment leur postérité étendrait glorieusement les limites du royaume, élèverait l’Eglise de Jésus-Christ, posséderait le sceptre et l’empire romain, et triompherait des attaques des nations étrangères, pourvu que, ne dégénérant point de la vertu, elle ne quittât pas la voie du salut, pourvu qu’elle ne s’adonnât point aux crimes qui offensent Dieu, et qu’elle ne se laissât pas entraîner dans les piéges de ces vices mortels, qui renversent les empires et les font passer d’une nation à une autre.

Enfin, on prépare le chemin depuis le palais du roi jusqu’au baptistère. On suspend des voiles, des tentures ; les places sont couvertes de tapis, l’église est parée, le baptistère est rempli de baume et d’autres parfums, et le Seigneur répandait sa grâce sur le peuple avec une telle abondance qu’on croyait respirer les doux parfums du paradis. Précédé des évangiles et des croix, au milieu du chant des litanies, des hymnes et des cantiques spirituels, le saint pontife s’avance du palais au baptistère, conduisant le roi par la main, suivi de la reine et du peuple. Chemin faisant, on rapporte que le roi demande à l’évêque si c’était là le royaume de Dieu qu’il lui avait promis ; "Non, répondit le prélat, c’est l’entrée de la route qui y conduit." Quand on fut arrivé au presbytère, le clerc qui portait le saint-chrême, arrêté par la foule, ne put arriver jusqu’aux fonts baptismaux. Après la bénédiction des fonts, par une permission divine, le saint-chrême manqua. Alors le saint prélat levant au ciel ses yeux baignés de larmes, adresse secrètement une prière à Dieu. Tout-à-coup, voilà qu’une colombe, blanche comme la neige, arrive portant dans son bec une fiole envoyée du ciel et remplie de saint-chrême. Il s’en exhale un parfum délicieux, et tous les assistants éprouvent un plaisir ineffable qui surpasse toutes les jouissance qu’ils avaient goûtées jusqu’alors. Le saint prélat prit la fiole, et, lorsqu’il eut versé le saint-chrême sur l’eau baptismale, la colombe disparut tout-à-coup. A la vue d’une faveur si miraculeuse, le roi transporté de joie renonce aussitôt aux pompes et aux œuvres du démon, et demande le baptême au vénérable prélat. Lorsqu’il fut entré dans la source de l’éternelle vie, le saint prélat lui adressa ces paroles éloquentes ; "Sicambre, baisse la tête avec humilité ; adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré". Puis après avoir confessé la foi orthodoxe, le roi est plongé trois fois dans l’eau sainte, au nom de la très haute et indivisible Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; enfin il est relevé par le saint prélat et consacré par l’onction divine. Avec le roi sont baptisées ses deux sœurs, Alboflède et Landéhile, et trois mille hommes de l’armée des Francs, sans compter les femmes et les enfants. Nous pouvons croire qu’en ce jour les saints anges éprouvèrent une grande joie dans le ciel, et que les hommes pieux se livrèrent sur la terre à une vive allégresse. Une grande partie de l’armée, qui n’avait pas encore embrassé la foi chrétienne, demeura encore quelque temps dans l’infidélité sous un chef nommé Raganaire , au delà de la Somme. Lorsque, par la grâce de Dieu, Clovis eut remporté de glorieuses victoires, Raganaire, coupable d’excès et de débauches honteuses, fut livré pieds et poings liés par les Francs et mis à mort. Tout le peuple Francs est alors converti à la foi chrétienne et baptisé par saint Remi.

CHAPITRE XIV

Donation faites à saint Remi par Clovis et les Francs

Le roi et les seigneurs des Francs donnèrent à saint Remi un grand nombre de possessions situées en diverses provinces, dont il dota, tant l’Eglise de Reims que plusieurs autres Eglise de France. Il en donna une grande partie à l’Eglise de Notre-Dame de Laon , ville du diocèse de Reims, où il avait été élevé. Ce fut dans cette Eglise qu’il ordonna évêque Génebaud, homme de noble naissance, aussi instruit dans les études sacrées que dans les sciences profanes, qui avait quitté sa femme, nièce, dit-on, de saint Remi, afin d’embrasser la vie religieuse. Il soumit à cette église toute l’étendue de comté de Laon. Génebaud, qui mettait trop de confiance dans sa vie antérieure et dans la haute dignité dont il était revêtu, eut l’imprudence de permettre que sa femme, sous prétexte de recevoir ses instructions, lui fit de trop nombreuses visites. Mais, comme l’attestent les divines Ecritures, "l’eau creuse la pierre, le courant mine la terre et transporte la roche loi du lieu qu’elle occupait ;" aussi arriva-t-il que les fréquentes visites et les doux entretiens de sa femme amollirent ce cœur forme et endurci contre la volupté et le transportèrent, comme la roche, du faîte de la sainteté dans la fange de la luxure. Cédant aux suggestions du démon, il se laissa embrasser par les feux d’une passion criminelle, et, reprenant ses relations avec son ancienne compagne, il en eut un fils qui fut appelé Larron, comme fruit d’une union furtive. Cette faute demeura inconnue au public, et, pour ne oint exciter les soupçons en cessant ses visites habituelles à l’évêque, la femme continua de fréquenter sa maison. Il en résultat que le secret de la première faute et la passion cachée du mari et de la femme entraînèrent à une seconde chute l’évêque, d’abord tout contrit et son péché. Oubliant ce qui lui avait causé tant de repentir, il retomba dans le crime qu’il avait pleuré, et quand il sut qu’une fille était née de son péché, il voulut qu’on l’appelât Renardine, comme devant sa naissance aux caresses insidieuses de sa mère. Mais le Seigneur qui avait jeté sur saint Pierre un regard de miséricorde, jeta aussi les yeux sur Génebaud qui, pénétré de repentir, pria saint Remi de venir à Laon. Il le reçoit avec respect dû à sa personne, et, lorsqu’ils furent entrés dans une chambre retirée, le coupable, éclatant en sanglots, s’empresse d’ôter son étole et se prosterne aux pieds de son protecteur. Celui-ci s’informe avec soin de la cause d’une si grande douleur, et le pécheur, au milieu des larmes et des sanglots, raconte, non sans peine, tous les détails de sa faute. L’homme de Dieu le voyant contrit et presque désespéré, s’empresse de le consoler avec douceur ; il proteste qu’il est moins affligé du crime qu’il a commis que de le voir douter de la clémence de Dieu à qui rien n’est impossible, qui ne rejette jamais le coupable revenant à lui, et qui même a versé son sang pour tous les pécheurs. Ainsi le bon et sage évêque s’efforce de relever par des exemples le courage du coupable en lui montrant qu’il pourra facilement obtenir de Dieu le pardon de sa faute, pourvu qu’il offre au Seigneur de dignes fruits de pénitence. Enfin, après l’avoir ranimé par ses exhortations, il lui inflige une pénitence, lui fait construire une cellule éclairée par de petites fenêtres, ainsi qu’un oratoire qu’on voit encore, dit-on, près de l’église de Saint-Julien et y enferme l’évêque pénitent. Pendant sept ans, saint Remi gouverna le diocèse de Génebaud et célébrait l’office un dimanche à Reims, l’autre à Laon. La miséricorde de Dieu fit voir dans la suite jusqu’à quel excès de rigueur Génebaud, dans sa réclusion, poussa la contrition et la continence, et quels dignes fruits de pénitence il sut en recueillir.

La septième année, en effet, la veille de la Cène de Notre-Seigneur, tandis qu’il passait la nuit en oraison, et qu’il gémissait de ce qu’après avoir été élevé à l’honneur de réconcilier les pénitents avec le Seigneur, il se voyait privé par ses fautes de paraître en ce jour dans l’église, même au nombre des pénitents, vers le milieu de la nuit, un ange du Seigneur, environné de lumière où il était prosterné et lui adressa ces paroles ; "Génebaud, les prières que saint Remi, ton père, a faites en ta faveur, ont été exaucées. Dieu accueille ton repentir et ton péché t’est remis. Lève-toi, sors d’ici, va remplir tes devoirs épiscopaux et réconcilie les pénitents avec le Seigneur." Génebaud en proie à la frayeur ne pouvait répondre ; alors l’ange du Seigneur le rassure et l’engage à ne pas avoir peur, mais à se réjouir au contraire de la miséricorde de Dieu envers lui. Génebaud rassuré répondit enfin qu’il ne pouvait sortir, parce que saint Remi, son Seigneur et son père, avait la clef de la cellule, et que sur la porte, il avait apposé son cachet. "Pour que tu n’aies plus de doute, répondit l’ange, que je suis envoyé de Dieu, cette porte va s’ouvrir, comme le ciel s’est déjà ouvert pour toi." Et au même instant, la porte s’ouvrit, sans que le cachet et la serrure eussent été brisés. Lors Génebaud se prosternant en croix sur le seuil, prononça ces paroles ; "Quand bien même Notre-Seigneur Jésus-Christ daignerait venir en personne auprès de moi, pécheur, je ne sortirai d’ici qu’après l’arrivée de celui qui en son nom m’a placé dans ce lieu de réclusion." A ces morts, l’ange se retira. Or, saint Remi passait cette même nuit en prières dans la crypte située sous l’église de Notre-Dame de Reims, et qui fut depuis consacrée en l’honneur de saint Remi par l’archevêque Hérivée. Là le saint homme épuisé par les veilles et comme endormi, est ravi en extase et voit à ses côtés un ange qui lui raconte ce qui s’est passé, et lui ordonne de se rendre au plus vite à Laon, de rétablir Génebaud sur son siège, et de lui persuader de reprendre en sa présence son ministère épiscopal. Aussitôt sans balancer, le saint prélat se rend en toute hâte à Laon. A son arrivée, il trouve Génebaud prosterné sur le seuil de la porte qui était ouverte sans que le cachet et la serrure eussent été endommagés. Il lui tend les bras en versant des larmes de joie, le relève en louant la miséricorde divine, et, après l’avoir rendu à son siège et à ses fonctions sacerdotales, revient à Reims rempli de joie. Quand à Génebaud, avec le secours de la grâce de Dieu, il passa dans la sainteté le reste de ses jours, et il publiait hautement ce que Dieu avait fait en sa faveur. Génebaud mourut en paix et fut compté au nombre des saints. Il occupa si longtemps le trône épiscopal, qu’il eût pour successeur dans l’épiscopat son fils Larron qui fut aussi dans la suite un saint.

Le roi Clovis avait fixé son séjour dans la ville de Soissons, et se plaisait dans la société la conversation de saint Remi. Mais comme le saint homme n’avait dans le voisinage d’autre propriété qu’une petite métairie donnée à saint Nicaise, le roi d’après les conseils de la reine et sur la demande des habitants, qui, écrasés d’impôts, aimaient mieux payer à l’Eglise de Reims ce qu’ils devaient au roi, offrit à saint Remi de lui donner tout le terrain qu’il parcourrait, tandis que lui-même ferait la méridienne. Saint Remi partit donc et suivant les limites que l’on voit encore aujourd’hui, laissa partout des marques de son passage. Tandis qu’il fixait ces limites, il fut repoussé par un meunier qui ne voulait pas que son terrain y fût renfermé ; "Mon ami, lui dit avec douceur l’homme de Dieu, ne trouvez pas mauvais que nous possédions ensemble ce moulin." Mais le meunier repoussa sa demande, et aussitôt la roue du moulin se mit à tourner dans le sens contraire. Alors le brutal crie à saint Remi ; "Serviteur de Dieu, venez et possédons ensemble le moulin." "Il n’appartiendra plus ni à vous, ni à moi," répondit le saint homme. Bientôt la terre s’entr’ouvrit, et il s’y forma un abîme si profond que, jamais dans la suite, on ne put y établir un moulin.

Il fut encore repoussé par quelques paysans qui voulaient l’empêcher de comprendre un petit bois dans les limites de ses possessions. Il défendit que, malgré la proximité, aucune feuille, aucune branche ne tombât de ce bois dans le close, et Dieu permit que cet ordre s’accomplit, tant que subsista le bois.

De là il arriva à un village nommé Chavignon . Comme il voulait l’enclore dans ses domaines, les hommes du village s’y opposèrent. Alors saint Remi, tantôt reculant, tantôt revenant, sans rien perdre de la douceur de son visage, traça sur son passage les marques que l’on voit encore. Enfin se voyant repoussé, il leur dit ; "Travaillez toujours et supportez la misère." Telle est la force de cet arrêt qu’on en voit encore l’exécution aujourd’hui. Après avoir fait sa méridienne, le roi se lève, et par une charte royale ait don à saint Remi de tout ce qu’il avait enfermé dans sa ligne d’enceinte. Les principaux lieux sont Jouy et Coucy que possède encore l’Eglise de Reims, sans aucune contestation.

Un homme très puissant, nommé Euloge, convaincu du crime de lèse-majesté encore le roi Clovis, eut recours à l’intercession de saint Remi. Le saint homme lui obtint, non-seulement la vie, mais encore la conservation de tous ses biens. En reconnaissance de ce bienfait, Euloge offrit à son généreux protecteur, en toute propriété le village d’Epernay qui lui appartenait. Le saint prélat ne voulut point recevoir un salaire temporel pour prix de son intercession ; mais voyant cet homme tout confus d’avoir malgré l’éclat de sa naissance, reçu la vie de la clémence du prince, et décidé à ne plus rester dans l’état séculier, lui donna ce sage conseil ; "Si vous voulez être parfait, lui dit-il, vendez tous vos biens, donnez-les aux pauvres et suivez Jésus-Christ ." C’est ainsi, dit-on que saint Remi, après avoir fixé le prix, tira du trésor de l’Eglise cinq mille livres qu’il donna à Euloge et acquit à l’Eglise la propriété de ce village. Par ce bon exemple laissé aux évêques et aux prêtres, il leur apprend que, lorsqu’ils intercèdent pour ceux qui se réfugient dans le sein de l’Eglise ou auprès des serviteurs de Dieu, lorsqu’ils leur rendent quelque service, il ne doivent pas le faire en vue d’une récompense temporelle, ni recevoir des biens passagers ; mais, au contraire, suivant le commandement du Seigneur , s’attacher à donner gratuitement ce qu’ils ont reçu gratuitement.

CHAPITRE XV

Victoires remportées par Clovis par l’intercession de saint Remi. Mort du roi

Le roi Clovis se mit en marche contre Gondebaud et son frère Godégisèle. Après avoir reçu la bénédiction de saint Remi qui lui prédit la victoire, il reçut, parmi les instructions que donna l’évêque, la recommandation de combattre les ennemis tant que le vin bénit qu’il lui avait donné suffirait à son usage journalier. Les bourguignons, sous la conduite des princes que nous avons nommés, s’avancèrent, dans l’intention de combattre, jusque sur les bords de l’Ouche près de la ville de Dijon. Après un combat opiniâtre, les Bourguignons sont mis en fuite, et Gondebaud se renfermant dans la ville d’Avignon, obtient de Clovis, à force d’argent, la paix que négocie son conseiller Arédius. Clovis avec l’armée des Francs revient dans son pays, chargé d’un riche butin. Après avoir fondé à Paris une église en l’honneur des apôtres saint Pierre et saint Paul et tenu un concile dans la ville d’Orléans, sur le conseil de saint Remi, son patron, il marche contre le roi Alaric qui était arien, et reçoit de saint Remi, avec sa bénédiction, l’assurance de la victoire. Comme auparavant, le saint homme lui donna un vase rempli de vin bénit en lui recommandant encore de poursuivre la guerre tant que le flacon fournirait du vin à lui et à ceux des siens à qui il voudrait en donner. Le roi donc en but, ainsi que plusieurs de ses officiers, sans que le vase se désemplit. Il en vient aux mains avec les Goths, les met en fuite, et par l’intercession de saint Remi il obtient la victoire. Dans ce combat, deux Goths le frappèrent au côté de leurs lances ; mais protégé par les mérites de son patron, il ne pu être blessé. Après avoir soumis plusieurs villes à sa domination, il s’avança jusqu’à Toulouse, et s’empara des trésors d’Alaric. Il revint par Angoulême dont les murs s’écroulèrent à son aspect, et où furent massacrés tous les Goths qui s’y trouvaient ; il rentra dans ses états victorieux et plein de gloire. Le flacon ne s’épuisa que lorsqu’il fut de retour dans son royaume.

Enfin le roi Clovis, sur les conseils de saint Remi, envoya en offrande à l’apôtre Pierre un regnum ou couronne d’or enrichie de pierres pré-cieuses. Il reçut de l’empereur Anastase un diplôme qui lui conférait le titre de consul. A ce diplôme étaient jointes une couronne d’or et une robe de pourpre. Dès ce moment, il se fit appeler consul. Hormisdas, pontife de Rome, par une lettre adressée à saint Remi le nomma son vicaire dans les états de Clovis. Quelques temps après mourut en paix le roi Clovis ; il fut enterré à Paris dans l’église de Saint-Pierre et Saint-Paul qu’il avait fait bâtir. Au moment où il rendait le dernier soupir, saint Remi, par une révélation du Saint-Esprit, en fut instruit à Reims et l’annonça à ceux qui se trouvaient avec lui.

CHAPITRE XVI

Concile où saint Remi convertit un hérétique

Les évêques de la Gaule, assemblés en concile dans l’intérêt de la foi, appelèrent au milieu d’eux saint Remi, comme le plus savant dans la parole de Dieu et le plus versé dans la doctrine de l’Eglise. A cette réunion assistait un évêque arien, homme très ardent à la dispute, et plein de confiance dans les raisonnements de la dialectique, dont il tirait une vanité excessive. Saint Remi à son entrée au synode fut accueilli avec respect par tous les évêques ; seul l’orgueilleux hérétique ne daigna pas se lever. Mais au moment où saint Remi passa devant lui, sa bouche s’obstrua et il perdit l’usage de la voix. Tout le monde pensait qu’après le discours de saint Remi, cet homme allait prendre la parole ; il ne put pas même prononcer un seul mot. Aussitôt il se prosterne aux pieds du saint Pontife et par signe il lui demande grâce. Alors saint Remi ; "Au non de Jésus-Christ Notre-Seigneur, vrai fils du Dieu vivant, si tu as de lui une opinion orthodoxe, parle et confesse ce que croit l’Eglise catholique." A ces mots, l’hérétique, si superbe auparavant, devenu humble et catholique, confesse catholiquement la foi orthodoxe sur la divine et indivisible Trinité, et sur l’Incarnation de Jésus-Christ, en promettant de persévérer dans la confession de sa foi. Ainsi cet homme qui avait perdu son âme par l’infidélité, et qui justement condamné pour son orgueil avait été privé de la voix, recouvra par les divins mérites du vénérable pontife la santé de l’âme et celle du corps. Dans cet homme mal pensant à l’égard de Jésus-Christ, qui par amour pour les hommes a daigné se faire notre prochain et notre frère, saint Remi a montré clairement tant aux prêtres présents au synode qu’à ceux qui dans la suite auraient connaissance de ce miracle, comment ils doivent traiter les hommes coupables envers Dieu et envers l’Eglise, et ceux qui reconnaissant leurs erreurs en font pénitence.

CHAPITRE XVII

Extinction d’un incendie. Mort et funérailles de saint Remi

Déjà saint Remi arrivait à la vieillesse. Le Saint-Esprit lui révéla que l’abondance actuelle allait être suivie de la famine. Saint Remi ordonna de faire des amas de grains au moyen des récoltes faites dans les métairies de l’évêché, et de soulager le peuple quand il souffrirait de la faim. Il y en eut plusieurs dans le village appelé Sault, mais les habitants de ce village étaient séditieux et rebelles. Un jour qu’ils étaient ivres, ils se mirent à dire entre eux ; "Que prétend faire ce vieux jubilaire (c’est ainsi qu’ils appelaient le saint homme à cause de son grand âge) de toutes ces meules qu’il fait dresser ? En voudrait-il faire une ville ?" Car semblables aux tours placées sur les murs d’une ville, on voyait ces meules disposées en cercle autour de la ferme. Enfin à l’instigation du diable, ils s’animèrent les uns les autres et y mirent le feu. Dès que cette nouvelle fut annoncée au saint évêque qui était alors dans un village voisin nommé Bazancourt , il monta aussitôt à cheval et arriva en toute hâte à Sault, pour réprimer une pareille audace. Aussitôt qu’il y fut arrivé et qu’il vit le blé qui brûlait, il se met à se chauffer au feu, en disant ; "le feu est toujours bon, pourvu qu’il n’y en ait pas de trop. Néanmoins que tous ceux qui ont allumé cet incendie, ainsi que toute leur lignée, reçoivent un châtiment ; que les hommes soient affectés de hernies et le femmes de goitres." Il est constant que cet arrêt reçut son exécution. Jusqu’au temps de Charlemagne, où en punition de l’assassinat du vidame de Reims , commis à Sault, toute la population de ce village fut changée, par le supplice des auteurs du crime, la dispersion et l’exil perpétuel des complices, enfin par l’introduction de nouveaux habitants tirés des domaines de l’évêché, les hommes et le femmes issus des coupables demeurèrent frappés de la condamnation infligée par le saint homme. C’est avec raison que l’homme de Dieu prévoyant que leurs descendants seraient rebelles et séditieux frappa du même châtiment les auteurs du crime et leur postérité.

Après ces miracles et tant d’autres que le Seigneur daigna opérer par le ministère de son fidèle serviteur, Dieu prêta l’oreille à ses gémissements et à ses soupirs. Il ne cessait de s’écrier ; " Quand viendrai-je, quand paraîtrai-je devant la face de mon Dieu ? Je serai rassasié, quand sa gloire se manifestera ." Le Seigneur, par une douce consolation, lui révéla que le jour de sa mort était prochain. Plein de confiance dans cette révélation, saint Remi fit son testament, sa hâtant d’arriver à cet héritage dont le prophète dit ; "Quand Dieu aura accordé le sommeil à ses bien-aimés, voilà l’héritage du Seigneur ." C’est ainsi que l’homme de Dieu renonçant à l’héritage terrestre s’acquit l’héritage éternel. Quand il eut fait son testament et mis en règle toutes ses affaires, tel que le vrai vigneron qui émonde tout cep de bonne vigne portant des fruits, afin qu’il en rapporte davantage, Dieu lui retira pendant quelques temps l’usage des yeux du corps, afin qu’il contemplât plus attentivement des yeux de l’âme les biens célestes, objets de tous ses désirs. Pour lui, au milieu de l’épreuve, il s’empressait de remercier Dieu, de chanter jour et nuit des hymnes à sa louange. Il se représentait sans cesse que ceux qui souffrent les afflictions avec humilité, sont après ces afflictions, admis au repos des bienheureux. Dieu voulant lui donner un gage de la vie éternelle qu’il lui destinait, lui rendit la vue avant son trépas ; il en bénit le nom du Seigneur, comme il l’avait fait, lorsqu’il l’avait perdu. Peu de temps après, sachant que le jour de son trépas était arrivé, il fit ses adieux à ses enfants, en célébrant la messe et en les faisant participer à la sainte communion. Après avoir religieusement servi le Seigneur en fidèle et prudent serviteur pendant soixante-quatorze ans d’épiscopat, il mourut dans la quatre-vingt-seizième année de son âge, le jour des ides de janvier . Il avait saintement et courageusement fourni sa carrière, toujours fidèle à la foi, riche de ses bonnes œuvres et du salut des âmes, et comme il l’avait longtemps désiré, son âme laissant son corps sur la terre, pénétra dans les cieux. Il reçut la robe blanche, c’est-à-dire l’éternelle félicité de l’âme avec l’espérance d’en recevoir au jour de la résurrection une seconde, c’est-à-dire l’immortalité bienheureuse du corps ressuscité pour la gloire et d’avoir part à la société des principaux membres de Jésus-Christ dans le royaume des cieux, ainsi que l’attestent la grâce apostolique à lui conférée, la conversion des Francs à la foi chrétienne, la palme du martyre, la longanimité de sa patience pendant sa longue vie, la gloire de sa confession, la prédication de la foi orthodoxe et la manifestation des œuvres miraculeuses qui s’opérèrent pendant sa vie mortelle et après sa mort.

Pendant qu’on portait son corps vénérable à la sépulture qui lui avait été préparée dans l’Eglise des Saints-Martyrs Timothée et Apollinaire, au milieu du chemin, le cercueil devint si lourd que les porteurs, malgré tous leurs efforts, ne purent aller plus loin. Tout le monde s’étonne, on invoque la miséricorde de Dieu pour qu’il daigne indiquer en quel lieu il veut que l’on dépose le corps de son saint. On désigne l’église des Sainte-Martyrs nommés ci-dessus ; le cercueil ne peut être soulevé. On propose l’église de Saint-Nicaise sans plus de succès. On prend la résolution de le porter à l’église de Saint-Sixte et Saint-Sinice ; les efforts sont inutiles. Enfin ils sont à out, car il ne restait plus qu’une petite église bâtie en l’honneur de saint Christophe , martyr, laquelle ne renfermait les reliques d’aucun saint, quoique dans les terrains environnants eût existé jadis le cimetière de l’église de Reims. Ils demandèrent donc à Dieu de déclarer s’il voulait que les précieuses reliques fussent déposées dans cette petite église. A peine cette demande eut-elle été formulée que les porteurs soulevèrent le cercueil avec assez de facilité pour ne plus s’apercevoir d’aucune pesanteur. Les membres du vénérable prélat furent donc par la disposition de la volonté divine ensevelis dans cette petite église, à l’endroit où est aujourd’hui l’autel de Sainte-Geneviève. A la place où le cercueil devint plus pesant, on rapporte que plus tard s’opérèrent plusieurs miracles. Là est encore une croix qui porte cette inscription : "Lorsque le grand évêque saint Remi passa de ce monde dans la céleste patrie, la foule des fidèle porta avec respect son corps jusqu’ici dans l’intention de l’ensevelir dans l’église de Saint-Timothée, martyr. Il s’arrêta en ce lieu et ne out en bouger, jusqu’à ce que le Seigneur eût révélé où il fallait le déposer. C’est là que maintenant, par la grâce de Jésus-Christ, il manifeste la puissance de sa vertu par les bienfaits dont il comble les fidèles, en rendant aux aveugles la vue, aux boiteux la faculté de marcher, aux malades la santé. Adressons donc à Dieu de ferventes prières, pour que, par sa pieuse intercession, nous méritions d’obtenir le pardon de nos péchés et les joies du ciel. Saint Remi, glorieux confesseur de Jésus-Christ, prends aussi en pitié ton serviteur Adelold."


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